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Contributions de la 2e Division Blindée
à la Libération de Paris

Conférence prononcée le 20 mars 2003 au cours du déjeuner des Amitiés de la Résistance, au restaurant du Sénat, par le général d'armée Alain de Boissieu, ancien grand chancelier de la Légion d'honneur, chancelier de l'Ordre de la Libération.

Le sujet que je me propose de traiter devant vous, comme l'a dit votre cher président, c'est celui de la participation de la 2e DB à la libération de Paris. Pourquoi ? Parce que nous sommes au Sénat et que, comme vous l'avez rappelé tout à l'heure, j'ai eu le privilège d'attaquer le Luxembourg avec mon unité pendant que le général Leclerc allait vers son poste de commandement à Montparnasse. Dans un premier temps il avait pensé pouvoir passer par le boulevard Saint-Michel pour aller à l'Hôtel de Ville et la Préfecture de police, mais le centre de résistance du Sénat et de l'École des mines l'en ont empêché. Vous me direz : "Comment se fait-il qu'une division française se soit trouvée à Paris pour sa libération ?" Cette affaire est venue de loin : le 18 septembre 1943, un mémorandum signé du général de Gaulle et du général Giraud (c'est au moment où il y avait la double présidence) pour les chefs alliés Churchill, Staline et Roosevelt, précisait l'emploi des Forces françaises pour la libération de la France et dans cet emploi il y avait un paragraphe, écrit de la main du général de Gaulle d'ailleurs, qui signalait qu'il faudrait que deux divisions françaises, dont une division blindée, soient consacrées a la libération de Paris. Le général Leclerc l'a appris, je ne sais comment, mais toujours est-il qu'un matin, alors que j'étais officier de liaison au 3e bureau, il m'a convoqué et m'a dit : "Vous qui avez servi à l'état-major particulier du général de Gaulle à Londres, vous allez lui porter une lettre. Dans cette lettre je signale que je crois savoir qu'une division blindée française doit être choisie pour faire le débarquement par le Nord. Pourquoi ne serait-ce pas la nôtre, la 2e DB, étant donné sa constitution a base de Français libres, du Corps franc d'Afrique, de troupes de l'Afrique du Nord, d'évadés de France par l'Espagne, donc réalisant une espèce de synthèse des forces armées de la Libération, pourquoi pas nous ?" Je suis parti en avion pour Alger le 8 décembre 1943 avec cette lettre du général Leclerc pour le général de Gaulle. Celui-ci m'a reçu aussitôt, il a lu la lettre de Leclerc, qui lui parlait d'un certain nombre de moyens qui lui manquaient pour que la division soit complète. Il précisait qu'il serait nécessaire, si le choix du Gouvernement tombait sur notre division, que ces moyens nous soient affectés rapidement. Le général de Gaulle, avec un grand sourire, dit que ce serait cette division qui serait choisie mais, comme une partie de l'affaire devait rester encore secrète, il demandait au général Leclerc de ne pas la répandre. Pour nous transporter il faudrait des bateaux ; ces bateaux, le commandant américain et l'état-major français étaient en train de les rechercher. Le général de Gaulle m'a tout de suite dit qu'il allait faire une réponse au général Leclerc lui disant qu'il serait mis à la disposition du commandement allié, mais qu'il fallait qu'il sache qu'il aurait besoin de lui pour une mission nationale essentielle, c'est-à-dire la libération de Paris et le rétablissement de l'autorité de l'État en France. "Les rapports avec les Alliés ne sont pas bons il faudra donc que le général Leclerc sache qu'avec ou sans le consentement des Alliés je rentrerai en France avec sa division. Mais ceci vous ne devez en parler a personne ; seuls le général Leclerc et vous êtes au courant, pour le moment". Je rentre à Temara, quartier général de la 2e DB, et je fais mon compte rendu au général Leclerc qui avait le bon sourire des grands jours. Il me dit après un silence : "Apprêtez-vous à repartir pour Alger afin de dire au général de Gaulle que j'ai bien compris ce qu'il attendait de moi. Mais qu'il manque toujours un certain nombre de moyens, pour lesquels il faudrait plusieurs semaines pour les assimiler". Comme le général de Gaulle avait répondu dans sa lettre que si ces moyens ne nous étaient pas fournis par les Américains nous les prendrions dans d'autres divisions, il faudra que le général de Gaulle sache qu'une certaine période est nécessaire pour prendre en main ces matériels. Le général Leclerc m'a confirmé que j'allais repartir pour Alger dans une semaine, pour dire au général de Gaulle qu'il avait bien compris ce qu'il attendait de lui et de sa 2e DB. Je suis parti le 14 décembre, j'ai été reçu le 15. Le général de Gaulle a relu la seconde lettre du général Leclerc lui disant qu'il avait bien compris sa mission, mais qu'il faudrait encore ces fameux éléments manquants pour lesquels on commençait à avoir des informations : ils auraient été transportés en Sicile au lieu d'Alger du fait des difficultés, à l'époque, dans les combats pour la libération de l'Italie. Le général de Gaulle après m'avoir informé des rapports difficiles avec les Américains ajouta : "Ils veulent nous imposer l'AMGOT, c'est-à-dire l'administration des territoires occupés, comme pour un pays ex-ennemi, ils veulent imprimer des billets au nom du Trésor français. Tout ceci est inadmissible. Il faut que le général Leclerc le sache et il faudra qu'il se ménage toujours la possibilité de répondre à un ordre de moi-même pour une mission nationale essentielle, c'est-à-dire la libération de Paris". Aussitôt il prit devant lui une feuille de papier à en tête du général de Gaulle sur laquelle il écrivit qu'il nommait le général Leclerc gouverneur militaire de Paris par intérim jusqu'a l'arrivée du général Kœnig, qui serait le gouverneur en titre. Comme je m'apprêtais à aller faire taper le document au secrétariat, il m'a dit : "Où allez-vous ? - Je vais au secrétariat faire taper ce document. - Oui faites le taper, je le signerai, mais dites bien à madame Aubert (la secrétaire) qu'il ne faut aucune trace au chrono, aucune trace dans les archives, de façon à ce que, s'il y a des éléments infiltrés qui essayent de savoir des choses sur nous, on ne trouve pas ce document". J'ai rapporté le document "très secret" au général Leclerc qui le mit, devant moi, dans son portefeuille et me dit que le commandant de Guillebon serait au courant quand nous serions arrivés en Angleterre, de façon que cette mission sur Paris reste très secrète. Le général de Gaulle est venu voir la 2e DB le 7 avril au Maroc pour nous dire, à tous les officiers et sous-officiers rassemblés à Temara, qu'il avait confiance en nous qu'il nous le prouverait, que nous aurions une mission essentielle à accomplir, mais que pour des raisons de sécurité il ne pouvait pas nous dire laquelle. Dans la voiture qui menait le général de Gaulle celui-ci confirma au général Leclerc : "Votre mission sera la participation à la libération de Paris". En Angleterre, le général Leclerc commence ses tractations avec le commandement américain. Ayant reçu cette mission vers Paris il ne voulait pas que sa division débarque trop tôt, car elle risquerait d'être accrochée dans les combats de Normandie. Il ne voulait pas que notre division soit mise à la disposition du commandement allié avant la percée du front en Normandie. C'est ainsi que le 1er août seulement nous avons débarqué à Utah Beach et que nous avons reçu mission de préparer une progression vers Avranches dans le cadre de la 3e armée américaine du général Patton, avec la 5e DB américaine, la 79e division d'infanterie américaine et la 99e division américaine. Nous nous sommes enfoncés alors dans le goulot d'Avranches en direction de Saint James, mais, arrivés dans cette région, nous avons pris sur le flanc une contre-attaque allemande en direction de Mortain. Les Américains nous ont fait faire face à l'est de telle sorte que nous puissions éventuellement parer cette contre-attaque allemande, mais ceci gênait considérablement le général Leclerc, car il pensait que, si la division était embarquée dans cette contre-attaque, elle ne serait pas libre pour faire le grand mouvement tournant vers Le Mans qu'envisageait de faire le général Patton avec la 5e DB américaine à nos côtés pour une attaque puissante en direction d'Alençon et d'Argentan afin de couper cette poche de Falaise dans laquelle se trouvaient les restes de l'armée allemande qui combattait en Normandie, dont nous voulions empêcher le retrait vers la Seine, de telle sorte que ces éléments soient retrouvés ensuite entre la Seine et la frontière. Il fallait donc couper entre Alençon et Argentan les voies de communication qui permettaient à ce qui restait de l'armée allemande de se replier vers la Seine. Cela s'est fait dans de très bonnes conditions. Chacun sait que pendant cette campagne de Normandie nous avons été presque toujours en tête aux côtés de la 5e Division blindée américaine et que le général Haislip commandant le 15e corps d'armée américain a toujours été extrêmement élogieux pour Leclerc après la prise d'Alençon et la libération d'Argentan, dans laquelle nous étions rentrés et d'où on nous a demandé de nous retirer parce que, la zone nord de l'Orne étant livrée au pilonnage de l'aviation alliée, il ne fallait pas rester dans la ville. Formule que nous avons regrettée amèrement car cela a permis la destruction d'Argentan, alors que, si nous avions procédé comme pour Alençon, il n'y aurait pas eu de destruction. Parvenu devant Argentan le général Leclerc avait toujours en poche la mission de futur gouverneur militaire de Paris par intérim. Or il apprit par la radio que dans la capitale il y avait insurrection. Pourquoi le gouvernement américain ne nous a-t-il pas envoyés tout de suite vers la capitale / Parce que le commandement américain voulait utiliser la 2e DB pour continuer à fermer la poche de Falaise et nous engager vers Trun-Chambois.

Le général Leclerc n'a pas accepté cet engagement de sa division en disant aux Américains : "Les divisions blindées doivent exploiter maintenant en direction de la Seine. La mission vers Falaise est un travail de divisions d'infanterie. Vous avez deux divisions d'infanterie derrière nous, c'est à elles de faire ce travail. À la rigueur nous en assurerons la flanc-garde."

Le général Leclerc n'a donc autorisé qu'un seul groupement de la division, le groupement Langlade, pour assurer la flanc-garde de cette opération qui s'est faite avec les deux divisions d'infanterie. Cette opération fut extrêmement rude. Je suis passé par Trun pour retrouver un élément français avec lequel le général Leclerc voulait reprendre la liaison. Eh bien ! on poussait les cadavres allemands dans les fossés avec les lames des bulldozers, pour passer. C'est cette fermeture de la poche de Falaise avec les Polonais en face de nous et les deux divisions d'infanterie américaine qui a été le point final de la bataille de Normandie. Cette bataille de Normandie a coûté très cher à l'armée allemande. Parvenu à ce moment-là des combats, le général Leclerc a pensé qu'il fallait forcer la main des Américains. Son souci était la liaison avec le général Kœnig à Londres avec lequel il avait de grandes difficultés de radio. Cette liaison était très difficile et nous n'arrivions pas à savoir où était le général de Gaulle. Préoccupé par l'insurrection parisienne, le général Leclerc a commencé à préparer le départ de la grande reconnaissance de Guillebon en direction de Paris, en disant qu'il l'enverrait malgré les Américains. Puis finalement, par la radio de Londres, nous avons appris que le général de Gaulle était arrivé à Cherbourg. Le général Leclerc s'est dit qu'il fallait absolument arriver à le joindre pour lui dire que les Américains nous laissaient sans ordre devant Argentan, alors qu'il se passait des choses à Paris. Le Commandant Weil, qui était officier de liaison, a réussi à joindre les Américains du Groupe d'armées de Rennes, qui lui ont dit : "Le général de Gaulle va arriver à Rennes. Pour le moment, il est auprès d'Eisenhower".

Alors, à ce point de la conférence, il faut remonter le temps et parler des rapports entre Eisenhower et le général de Gaulle. D'abord la première rencontre a eu lieu à Londres, la seconde à Alger, au moment où le général Eisenhower était commandant en chef en Afrique du Nord et allait être commandant en chef pour l'ensemble des forces à partir de l'Angleterre. L'entrevue a eu lieu le 30 décembre à Alger et la le général Eisenhower a dit au général de Gaulle : "Mon général, je ne me suis pas très bien comporté avec vous Je suis arrivé en Afrique du Nord très orienté contre vous, je l'avoue. Mon gouvernement m'avait dit de garder surtout le contact avec le général Giraud. Je ne vous ai pas facilité la tâche." Alors le général de Gaulle, qui parlait rarement en anglais avec un de ses vis-à-vis, lui a dit : "You are a man" (vous êtes un homme). Ils se sont donné une franche poignée de mains et à partir de ce moment-là les rapports entre le général Eisenhower et le général de Gaulle ont été transformés.

Le général de Gaulle arrivé en France, son avion s'étant posé à Maupertus près de Cherbourg, son premier souci fut d'aller voir Eisenhower pour lui demander où en était sa bataille et comment il envisageait la suite. Le général de Gaulle le raconte dans ses mémoires. Il écrit qu'un tableau très brillant est fait par Eisenhower de la situation. Celui-ci lui dit : "Nous allons faire une poussée au Nord de la Seine entre Le Havre et Paris et une autre entre Paris et Metz à l'Est." Le général de Gaulle lui dit ; "Et Paris ? Que faites-vous pour Paris ?". Et le général Eisenhower lui répond : "Paris est une grosse agglomération. Si nous prenions Paris, il faudrait la ravitailler et nous n'avons pas les moyens nécessaires, nous ne les avons pas actuellement. Nous devons attendre. D'ailleurs les directives de Roosevelt sont : "On passe à l'Est et à l'Ouest de Paris, mais on ne prend pas Paris." "Comment ? lui dit le général de Gaulle, vous êtes responsable des opérations. Je ne veux pas prendre vos responsabilités, mais Paris est la capitale de la France et le gouvernement Français tient à savoir ce qui est prévu. S'il ne s'y passait rien, je ne vous dirais rien. Conduisez votre bataille, mais il se passe des choses à Paris et nous ne pouvons pas laisser l'insurrection parisienne sans l'aider. Par conséquent, comme vous me l'aviez affirmé à Alger quand je vous avais dit : n'arrivez pas à Paris sans troupes françaises, vous m'aviez répondu : je m'y engage. Aujourd'hui, je vous rappelle vos engagements". Eisenhower gêné est devenu moins secret et a avoué : "J'ai des instructions de Washington". Le général de Gaulle lui a dit : "Mais je m'en rends compte et je sais très bien que si vous êtes hésitant ce n'est pas de votre fait, ce sont vos responsables de Washington. Cependant je tiens à vous dire que si vous ne donnez pas l'ordre à la Division Leclerc d'aller à Paris, moi je le donnerai. En conséquence nous serons en flagrant conflit de désobéissance et ce n'est pas le meilleur moment pour une aventure de cette sorte". Alors le général de Gaulle a quitté le QG d'Eisenhower puis a écrit une lettre au général Leclerc en lui disant : "Votre mission, je vous le confirme, est bien la libération de Paris, mais attendez l'ordre d'Eisenhower pour faire votre mouvement". Le général Leclerc, voyant que les ordres n'arrivaient pas, prit la décision d'envoyer vers Paris le Groupe de reconnaissance Guillebon. Ce mouvement il l'a organisé de telle sorte qu'il n'ait pas à engager la responsabilité des officiers de liaison américains, qui étaient auprès de nous. Il y avait en effet deux officiers de liaison américains, à l'état-major. Le général Leclerc m'a dit d'occuper pendant toute la journée les officiers américains, de les emmener sur le champ de bataille d'Alençon pendant que Guillebon ferait ses préparatifs pour Paris. Je me suis donc occupé des deux officiers américains pendant la matinée et en fin de journée. Quand je suis revenu le général Leclerc m'a dit en souriant que Guillebon était parti, que cela faisait beaucoup de bruit dans la hiérarchie des Américains : désobéissance, etc. Le général Leclerc a envoyé aussitôt un émissaire au général de Gaulle avec une lettre en lui disant qu'il avait pris la décision d'envoyer Guillebon en observation vers Paris puisque les Américains ne se décidaient pas.

Le général de Gaulle a immédiatement réagi par écrit en disant : "Je vous couvre. Vous avez raison d'avoir un élément à proximité de la capitale. Il faut maintenant, du fait de l'insurrection, faire comprendre à la Résistance parisienne que nous sommes à portée de la main pour l'aider, qu'on n'a pas du tout l'intention de la laisser tomber et qu'il ne faut pas qu'elle faiblisse. Donc vous avez raison Je vais faire pression sur le commandement allié pour que vous receviez définitivement l'ordre de marcher sur Paris. Et finalement le général Leclerc est parti voir le général Bradley, commandant le groupe armées, à son QG. C'est assez bien décrit dans le film Paris brûle-t-il, où on voit le général Leclerc qui attend le retour de Bradley par piper-cub et finalement Bradley lui disant à la descente de l'avion : "de Gaulle a gagné, vous marchez sur Paris". Effectivement c'est comme cela que la chose s'est passée. À partir de ce 22 août au soir le général Bradley donna l'ordre de mouvement du Ve Corps d'Armée américain, comprenant la 2e DB et la 3e Division d'infanterie U.S. vers Paris. La 2e DB s'est déplacée en deux colonnes, une par Alençon-Chartres-Palaiseau et l'autre par Mortagne-Châteauneuf-Senonches-Rambouillet et les abords de la vallée de Chevreuse. La DB a fait son mouvement sur deux axes. Nous avons fait 300 km en une nuit et un début de matinée. Le 23 août le détachement de reconnaissance de Guillebon (que le général Leclerc avait refusé d'arrêter, contrairement aux ordres des Américains, qui l'avaient menacé de le faire passer en cour martiale, s'il ne rappelait pas le détachement Guillebon !) aura pris le premier contact avec les Allemands aux alentours de la ceinture de Paris et rendra compte au général Leclerc que la défense allemande semblait très forte à l'Ouest, en direction de Versailles, mais qu'elle était beaucoup plus faible vers l'Est. Il ajoutait que c'était probablement par là qu'il fallait passer, mais puisqu'il y avait une division américaine (la 3e division américaine) et qu'il fallait lui laisser le terrain libre au-delà de la route Paris-Orléans, il était nécessaire que nous fassions notre offensive à cheval sur la route d'Orléans avec une protection en direction de Versailles. Le général Leclerc, sachant que le général de Gaulle était à Chartres, envoya un officier avec une lettre disant : "Guillebon me rend compte que la défense allemande est très forte à l'Ouest, plus ténue à l'Est. De toute façon j'ai l'intention d'attaquer demain matin". Et le général de Gaulle lui répond sur papier à en tête de la préfecture d'Eure-et-Loir où il déjeunait ; "Je vous verrai tout à l'heure à Rambouillet. Nous fixerons tous les ordres pour la journée de demain". Et il termine en disant : "Je vous embrasse", ce qui n'était pas courant dans les correspondances du général de Gaulle avec le général Leclerc. Celui-ci a tout de suite senti que la bataille de Normandie avait profondément impressionné le général de Gaulle qui demanda au capitaine Janney, officier de liaison, d'exprimer sa satisfaction au général Leclerc.

Le général de Gaulle reçut au château de Rambouillet le général Leclerc et lui dit : "Libérer Paris avec une division blindée française, nul chef Français n'a jamais eu autant de chance, mais nul ne l'a mieux méritée. La chance des généraux en temps de guerre, c'est le bonheur des peuples et des gouvernements".

Nous avons préparé les ordres pour le lendemain et dans l'esprit du général Leclerc la 2e DB aurait dû rentrer dans Paris dès le 24 août au soir car le général avait mis deux groupements en tête, le groupement Langlade et le groupement Billotte protégés par le groupement de reconnaissance du colonel Rémy en direction de Versailles, le groupement Langlade dirigé sur le plateau de Saclay et le groupement Billotte à cheval sur la route d'Orléans devaient s'infiltrer entre les défenses allemandes le plus vite possible avec le groupement Dio en réserve pour agir au profit de l'un ou de l'autre. Les ordres de Leclerc étaient formels : "Ne vous laissez pas accrocher par des centres de résistance, fixez-les et débordez-les, n'essayez par de les détruire. Le GTD, qui est derrière, est là pour cela. Il anéantira ces centres de résistance". Malheureusement on a perdu beaucoup de temps le matin, parce qu'il pleuvait, la visibilité était mauvaise et nos jeunes officiers n'avaient aucune idée de ce qu'était la région parisienne. Pour se battre dans ces faubourgs, dans ces petites agglomérations, il faut avoir de bonnes cartes Ils ne les avaient pas Nous n'avions que la Michelin photographiée par les Américains en noir et blanc, d'où cette perte de temps dans la matinée du 24. De plus, les Allemands, ayant de nombreux canons de 88 antichars qu'ils avaient ramenés de la région de Bordeaux pour protéger la ceinture de Paris, nous ont gênés jusqu'au soir.

Dans cette journée du 24 août il y a des événements dont je dois parler. Le premier c'est le passage devant la gendarmerie de Longjumeau. Alors que le PC avant du général Leclerc que je commandais passe devant la gendarmerie, sort un gendarme me disant : "Mon capitaine, le préfet de police de Paris appelle le général Leclerc au téléphone". Tout le monde part d'un énorme éclat de rire : le préfet de police de Paris téléphonant au général Leclerc ! Enfin j'y vais et je tombe sur un correspondant qui me dit : "Je suis monsieur Charles Luizet, je suis un ancien Saint Cyrien, camarade de promotion du général Leclerc, c'était même mon voisin de lit à Saint Cyr". Des détails comme cela ne s'inventent pas. Je vais voir le général Leclerc et je lui dis : "C'est Charles Luizet qui était votre voisin de lit à Saint Cyr. Il est préfet de police, il demande d'activer notre progression, il dit que les défenseurs sont à bout de munitions. Il faut que nous rentrions aujourd'hui, car il y a des chars allemands qui tournent autour de la préfecture de police. Rien ne dit que la Résistance ne sera pas obligée d'évacuer. Le général Leclerc envoie alors le lieutenant-colonel Crépin pour répondre à monsieur Luizet. De plus il suggère de faire un geste pour montrer que nous arrivions. C'est alors qu'il a l'idée d'envoyer un piper-cub avec le capitaine Callet et le lieutenant Mantoux pour larguer un message sur la préfecture de police : "Tenez bon, nous arrivons", signé du général Leclerc. La réaction de Callet a été de dire : "Mon colonel, il y a la DCA au dessus de Paris. - Oui mais elle vous manquera !" a répondu le lieutenant-colonel Crépin. Quand nous avons vu le malheureux piper-cub au milieu des gerbes de balles rasantes, nous avons pensé qu'ils n'auraient même pas le temps de jeter le message avant d'être abattus, mais finalement ces deux officiers ont réussi. Quand ils ont essayé de se poser au retour, ils ont capoté. Ils furent chaudement félicités par Leclerc. La dernière affaire de cette journée c'est l'arrivée d'un messager du général Chaban-Delmas, un lieutenant de réserve qui s appelait Petit-Leroy, qui était venu a bicyclette jusqu'à Chevilly-Larue puis avait laissé sa bicyclette au séminaire des missions étrangères. Puis il avait progressé à pied pendant un certain temps. Enfin il avait trouvé une jeep de liaison. Il dit au sous-officier de liaison qu'il cherchait le général Leclerc. Le sous-officier l'amena jusqu'au PC. Au bout de quelques temps le général Leclerc m'a fait venir pour me dire qu'il fallait reconduire cet émissaire dans Paris au plus vite. Je proposais alors une voiture allemande que nous avions prise le matin, ou un engin blindé léger ou une jeep armée. Le général Leclerc décida du choix de la jeep armée. L'adjudant-chef Dericbourg, du 1er Escadron de protection, fut volontaire pour ramener dans Paris cet officier de réserve. Celui-ci était venu dire au général Leclerc de la part de Chaban : "Nous savons que Von Choltitz, poussé par les éléments les plus extrêmes de son état-major, serait décidé à détruire les ponts de Paris. Comme ils n'ont pas assez d'explosifs, ils veulent faire sauter les ponts avec les torpilles de marine qui sont dans le tunnel de Saint Cloud. Autrement dit tous les édifices des environs seront endommagés voire coupés en deux. Il y aura des dégâts épouvantables. Alors, est-ce que vous ne pourriez pas activer votre mouvement ?" Le général Leclerc une fois de plus lui dit qu'il a donné ce matin des ordres formels d'aller vite. On ne va pas assez vite parce que les combattants ne veulent pas blesser les civils. Il faut aussi trouver un moyen de menacer Von Choltitz... L'état-major en quelques minutes a suggéré à Leclerc d'écrire une lettre de menaces. Leclerc fait rédiger une lettre (que vont traduire en allemand maître Betz, avocat à Colmar qui sert au 2e Bureau, et Edgar Braun) dans laquelle il va menacer Von Choltitz de le traiter comme "criminel de guerre" s'il fait sauter les ponts de Paris.

Tout le monde se met à l'œuvre. Les lettres sont prêtes rapidement en français et en allemand. Le lieutenant Petit-Leroy, l'adjudant-chef Dericbourg et le conducteur de jeep s'en vont en direction de Paris. L'intention de Petit-Leroy était d'aller reprendre sa bicyclette au séminaire des Missions étrangères, puis de jouer le poisson pilote afin d'éviter que l'équipe de la jeep ne tombe sur les défenses allemandes. Malheureusement, dès que Petit-Leroy a pris sa bicyclette, il est tombé sur une patrouille de SS. Il a été tué aussitôt ainsi que l'adjudant-chef Dericbourg. Il n'y a que le conducteur qui s'en est tiré. C'est par lui que nous avons su ce qui s'était passé lors de l'accrochage. Finalement les SS ont fouillé Petit-Leroy et ont trouvé la lettre pour Von Choltitz et de ce fait et grâce à eux la lettre est arrivée sur le bureau de Von Choltitz beaucoup plus rapidement que si on était passé par Chaban-Delmas et la résistance parisienne. Quand on a capturé Von Choltitz, on l'a amené à Montparnasse. Il y avait là au 2e Bureau maître Betz qui parlait remarquablement allemand et je lui ai demandé : "Betz, est-ce que vous pourriez demander au général Von Choltitz s'il a eu cette lettre du général Leclerc et si elle l'a impressionné ?" "Oui elle m'a impressionné, oh combien !" a dit Von Choltitz. Autrement dit, dans l'altitude du général Von Choltitz il ne faut pas oublier la lettre de menaces du général Leclerc. Nous terminons la journée du 24 avec la fameuse affaire du détachement Dronne, alors que le général Leclerc ayant reçu, une fois de plus, le général Juin lui disant : "Le général de Gaulle s'inquiète à Rambouillet, car vous lui avez dit que vous seriez à Paris le 24 et on est en fin de journée du 24, alors ?" Le général Leclerc rassure Juin et prend comme d'habitude les initiatives. Il voit Dronne avec son képi en bataille, revenant furieux vers l'axe principal. "Où allez-vous ?" "Je reviens vers l'axe, répond Dronne, parce que c'est l'ordre que j'ai reçu". Le général Leclerc lui dit : "On n'obéit jamais aux ordres idiots". Il lui montre avec sa canne la tour Eiffel et lui dit : "Dronne, à Paris, ce soir !" "Par où ?" "Par où vous voudrez. Avec votre section, cette section de chars du 501 de la compagnie Witasse et cet élément du génie, allez dire aux Parisiens que nous arrivons" "Bien mon général !"

Quand on disait à Dronne "avec tous les éléments qui sont là", il était prêt a prendre le tiers de la division. Il a pris les chars qui étaient prévus pour une autre opération, puis a ajouté des éléments du génie, enfin un élément du train et la petite colonne partit en direction de Paris. Elle a commencé par être guidée par une Alsacienne qui a dit qu'elle connaissait bien la région : "Je me déplace dans le quartier à peu près tous les jours", puis le dernier guide a été un Arménien qui passait régulièrement devant l'Hôtel de Ville. Après avoir franchi la Seine, il savait que certains ponts étaient tenus par les Allemands, d'autres pas. Il est monté sur la jeep de Dronne et lui a dit : "Je connais tous les itinéraires. Il y aura peut-être un peu de difficultés pour le dernier pont mais vous avez tout ce qu'il faut derrière vous pour passer en force". Et c'est comme cela que Dronne est arrivé a l'Hôtel de Ville. Comment avons-nous su que la colonne Dronne était arrivée ? La radio ne marchait plus dans les agglomérations : ces postes qui étaient prévus pour la guerre en rase campagne ne fonctionnant plus du tout en ville.

Le général Leclerc s'était assoupi, nous devisions sur cette journée avec Guillebon quand nous avons entendu les cloches de Paris. Nous nous sommes dit qu'un tel carillon de cloches était pour célébrer un grand événement ! Guillebon m'a suggéré de téléphoner aux gendarmes, car il y avait un certain nombre de téléphones de gendarmes qui marchaient encore. J'ai trouvé un poste de gendarmerie à proximité qui a confirmé que les chars étaient arrivés sur la place de l'Hôtel de Ville. On a alors réveillé le général Leclerc pour qu'il entende les cloches et qu'il donne ses ordres. À partir du moment où le général Leclerc était réveillé, il a voulu partir dans le quart d'heure. Nous avons été obligés de lui dire : "Mon général, on ne va pas rentrer dans Paris de nuit !" "Si ! Si ! Il faut vous préparer. Alors Guillebon, parfait comme toujours : "Allez-y doucement". J'ai mis tout le monde dans les véhicules et nous sommes partis vers 4 h du matin. Vers 5 h nous étions à la Porte d'Orléans. Là, Chaban est venu vers 6 h pour donner au général Leclerc les dernières informations qu'il avait sur la résistance dans Paris. Puis le général Leclerc m'a dit : "Boissieu, vous allez me précéder avec l'escadron de protection, d'abord jusqu'au Lion de Belfort. Ensuite, de deux choses l'une, si l'on peut passer par le boulevard Saint Michel, je vais tout de suite à la préfecture de police, si on ne peut pas passer j'irai à Montparnasse à cause du réseau téléphonique de la SNCF qui va permettre de surveiller cette division allemande que les Américains me signalent comme ayant reçu mission de défendre ou de reprendre Paris".

Pendant toute cette période le général Leclerc a eu le souci d'éviter coûte que coûte que Paris ne soit menacé. Grâce au réseau téléphonique de la SNCF nous sommes arrivés à suivre la descente, depuis le Nord, de cette division de réserve allemande. Quand je suis arrivé au Lion de Belfort j'ai poussé une patrouille vers la station de métro Port-Royal. Puisque nous sommes ici, au Sénat, nous allons pouvoir parler de la guerre sur le terrain. Arrivé au métro Port-Royal, j'ai envoyé une patrouille avec les chars légers de Pierre de La Fouchardière par le boulevard Saint Michel, qui s'est fait arrêter. Ensuite il a essayé de passer par l'Observatoire puis la rue Guynemer. Les combats dans les jardins pour empêcher la vingtaine de chars allemands de partir ont été menés avec le renfort du bataillon Fabien, des FTP, sous mes ordres, avec le peloton d'obusiers de Philippe Duplay.

Mais vers midi le général Leclerc m'a envoyé le lieutenant-colonel Lancrenon me dire : "Ce n'est plus pour vous. Le général de Gaulle va arriver à la gare Montparnasse En conséquence, puisque vous êtes le chef de l'escadron de protection, direction Montparnasse pour prendre la responsabilité de la protection de la gare pendant que le général sera là et vous allez être remplacé par le lieutenant-colonel Puy". Celui-ci est arrivé. Je lui ai décrit le dispositif de défense des Allemands et ce sont les chars du capitaine de Witasse qui ont fini par détruire la plupart des chars qui étaient à l'intérieur du jardin et surtout les deux panzers qui en étaient sortis. Nous arrivons à la gare Montparnasse et dégageons la foule avec l'escadron. Le général de Gaulle arrive dans le hall de la vieille gare où il y avait 200 à 300 officiers allemands assis sur les voies ferrées ou sur les quais qui, entendant les commandements, se lèvent. Le général de Gaulle passe devant eux et leur dit : "Alors messieurs, l'Armée française ? Pas morte !" Et puis il va devant les guichets et on lui fait lire derrière une table, la reddition de Von Choltitz. On voit sur une photo le général de Gaulle lisant le texte et le général Leclerc se penchant vers lui. Le lendemain le général Leclerc m'a dit : "Qu'est-ce que vous croyez qu'il me dit ?" "Je ne sais pas" "Pourquoi croyez-vous, Leclerc, que je vous avais nommé gouverneur militaire de Paris, si ce n'était pour prendre le commandement de toutes les troupes, mais comme Rol-Tanguy s'est très bien battu, c'est bien ainsi. D'ailleurs je le nommerai Compagnon de la Libération." Car effectivement, ce que me rappelait le président tout à l'heure, c'est que Rol-Tanguy a été remarquable coopérant avec nous. D'abord il a fait abstraction de son appartenance au parti communiste et quand le parti communiste une ou deux fois a voulu se manifester, Rol-Tanguy a répondu : "Je suis un chef militaire, vous faites de la politique, moi je fais de la guerre". Voila comment Rol-Tanguy a jugé son rôle à Paris en patriote. C'est la raison pour laquelle il a été nommé Compagnon de la Libération. II y avait dans son état-major des officiers parfaitement compétents, un polytechnicien, des anciens combattants de 1914-1918 Il y avait aussi le colonel Villattiz, officier qui avait appartenu à l'état-major du maréchal Foch à la fin de la Grande guerre, etc. Il s'est très bien comporté et quand vous lui demandez de combien d'hommes il disposait, il répond : "À Paris j'avais 30 000 hommes", et si vous prenez les documents allemands ils disent la même chose. Donc Rol-Tanguy avait bien 30 000 hommes qu'il a réussi à alerter, à orienter et à commander pour la libération de Paris. Bien sûr, pour prendre les centres de résistance, il n'aurait pas pu le faire sans la 2e DB, de même que nous n'aurions pas pu liquider les résistances allemandes dans Paris sans les FFI et les FTP.

Qu'aurions-nous fait de tous ces prisonniers allemands ? On en a quand même fait plus de 20 000, et si on les avait laissés face à la population, il y aurait eu des massacres. Les Français que vous embêtez pendant des années deviennent héroïques. J'ai vu cela en URSS, quand le capitaine Billotte, notre chef, a été appelé à Moscou pour négocier notre départ vers la France libre du général de Gaulle, les hommes, sous-officiers y compris, refusaient de le laisser partir pour Moscou. Nous les officiers nous avons été obligés de leur dire que si dans huit jours Billotte n'est pas revenu vous pourrez vous payer une sentinelle, mais attendez au moins huit jours ! Les couteaux étaient prêts : si Billotte n'était pas revenu, une malheureuse sentinelle qui venait le matin nous compter serait probablement passée de vie à trépas. Les Français qu'on brime deviennent héroïques.

Pour l'Histoire, je reviens à Paris, à la gare Montparnasse, où nous avons eu l'occasion de voir un tableau extraordinaire, le général de Gaulle disant à Leclerc : "Puisque cela va bien ici je vais aller rue Saint-Dominique". Alors le général Leclerc disant : "Pourquoi rue Saint-Dominique ? Vous ne voulez pas aller à Matignon ?" "Non, dit le général, je veux revenir rue Saint-Dominique d'où je suis parti en 1940. J'étais membre d'un gouvernement et je n'ai jamais démissionné : ainsi l'État rentrera dans l'État". Et à Geoffroy de Courcel il a dit : "La boucle est bouclée, on retourne chez nous". II est arrivé dans son bureau et il s'est assis a l'endroit où il était en 1940, a appuyé sur les sonnettes et il a vu arriver les mêmes huissiers qu'en 1940 ! Comme il le raconte dans ses mémoires de guerre.

Je dois dire un mot du défilé du lendemain, qui nous a donné beaucoup de soucis et de ce qui s'est passé au Bourget le surlendemain. Parce qu'il ne faut pas croire que la libération de Paris a été une opération qui s'est faite facilement. La DB, uniquement la DB, a eu 28 officiers et 600 sous-officiers ou soldats tués et 1 500 blessés, et au Bourget nous allons avoir 145 tués et 450 blessés.

Autrement dit : pour éviter que Paris ne soit repris, cela nous a coûté en une seule journée plus cher que pour libérer Paris. Quant aux FFI - FTP, d'après les archives des armées et celles de la Résistance, il y aurait eu à Paris 800 tués et 14 150 blessés. Voila comment s'est passée la libération de Paris, quant aux pertes.

Le soir de la libération de Paris, depuis Montparnasse, nous sommes partis un certain nombre d'officiers de la 2e DB, avec un officier FFI et un officier allemand, pour aller obtenir la capitulation d'un certain nombre de centres de résistance. Moi j'ai été envoyé à l'École Militaire. Cette école avait été en partie neutralisée par le GTD. Il y avait des draps blancs aux fenêtres, mais il fallait que j'obtienne que la garnison qui était à l'intérieur de l'École militaire sorte et qu'on ne reçoive pas des coups de fusil quand on irait dans les cours. Au moment où j'entrais par la porte cela s'est relativement bien passé, puis quand je suis arrivé derrière les manèges, en direction de la carrière, j'ai reçu des rafales. La cour intérieure étant encore tenue, j'ai fait arriver un char pour dire que si le feu ne cessait pas on allait s'expliquer au canon. Alors j'ai entendu une explosion considérable : c'était le souterrain dans lequel se trouvaient les SS qui, n'ayant pas voulu se rendre, se sont fait sauter. Il y a eu une quarantaine de morts SS. Pourquoi y avait-il des SS à l'École militaire ? Parce qu’au moment de l'attentat contre Hitler, une partie de la garnison allemande était dans le complot contre le führer. Tout le monde a été arrêté et, comme le foyer de l'insurrection était à l'École militaire, il y avait là une unité de SS pour surveiller les grands chefs allemands nommés au lendemain. Ces SS ont tenu jusqu'au bout à honorer leur contrat et ils se sont fait sauter. Après cela on m'a confié la caserne de La Tour-Maubourg pour installer le PC avant du général Leclerc et le PC arrière, qui était encore dans la région du Mans et qui devait nous rejoindre dans la nuit pour que nous ayons tous les éléments pour travailler. Arrivé devant La Tour-Maubourg, là aussi, nous nous sommes fait de nouveau tirer dessus par les Allemands de la caserne. Je ne voulais pas tirer au canon sur La Tour-Maubourg. J'avais déjà tiré le matin par dessus le Sénat, parce qu'il y avait des observateurs sur les toits qui réglaient des tirs m'arrivant dessus à la station de métro de Port-Royal. Là je me suis dit : "Je ne peux pas tirer au canon". J'avais encore avec moi l'officier allemand qui m'avait servi d'interprète à l'École militaire. Je l'ai envoyé pour dire à la garnison allemande que je lui donnais un quart d'heure pour se rendre. Si dans un quart d'heure toute la garnison n'était pas dans la cour, on allait s'expliquer au canon. On a mis les chars en face. Il y avait six obusiers du lieutenant Philippe Duplay qui étaient là en batterie. Les Allemands se sont rendus, on en a vu arriver 40, puis 100, puis 150, et finalement on a fait 200 prisonniers, car il y avait du monde dans cette caserne de La Tour-Maubourg.

Le général Leclerc s'est installé là, dans le pavillon Robert de Cotte, où il y a maintenant la chancellerie de la Libération. Et, pendant que nous étions en train de nous installer, est arrivé un messager de Kœnig pour préparer le défilé du lendemain. Le général Kœnig voulait voir le général Leclerc et pour cela l'avait invité à dîner. Le général Leclerc me dit : "Mon aide de camp, le capitaine Girard, ayant téléphoné à ses parents, vous, votre famille, vous l'avez vue à Chartres en passant, vous viendrez dîner avec moi chez Kœnig et à l'heure du dîner nous sommes partis par le boulevard de La Tour-Maubourg parce qu'on ne pouvait pas passer entre La Tour-Maubourg et les Invalides.

Nous sommes donc arrivés devant les Invalides. Le général Leclerc, appuyé sur sa canne, me dit : "Ah, Boissieu, ces Invalides quelle merveille ! Quelle chance nous avons eue qu'aucun de ces bâtiments n'ait été détruit pendant la bataille de Paris". Et se frappant la poitrine il me dit : "Souvenez-vous du jour où vous m'avez rapporté cet ordre me nommant gouverneur de Paris par intérim. Je l'ai toujours sur moi". Figurez-vous qu'on n'a jamais retrouvé ce document. Quand le général de Gaulle a écrit ses mémoires, il a fait demander à la maréchale Leclerc de Hauteclocque si par hasard on ne pouvait pas retrouver ce texte dans les archives du général Leclerc ou de la 2e DB. Or les recherches n'ont rien donné. Le document qui figure dans les archives est la confirmation de cette nomination, signée par le général Kœnig, délégué militaire national du GPRF à Londres. Le document original n'a jamais été retrouvé, il est probable que le général Leclerc le portait sur lui avec une autre lettre du général de Gaulle le félicitant pour Koufra, quand il est mort.

Cette opération de Paris, la libération de la capitale, a été organisée depuis 1943 à Alger entre le général de Gaulle et le général Leclerc. C'est certainement l'opération la plus remarquable de la guerre, car il s'agissait de mettre ensemble le commandement allié, la Résistance intérieure, celui qui la commandait en la personne du général Kœnig, à Londres, qui a été, par une bonne fortune, à la fois le commandement en chef de la Résistance devenant le commandant militaire de Paris et de la région et, enfin une grande unité, la 2e DB, appartenant à la coalition alliée, tout cela rassemblé à temps, se retrouvant ensemble au défilé des Champs-Élysées. II faut beaucoup de chances et ces chances nous les avons eues et nous avons été parfaitement conscients de vivre un événement exceptionnel.

Je terminerai sur une plaisanterie qui chassera un peu notre émotion. Lorsqu'on disait au général Leclerc : "Vous avez eu une magnifique carrière", il répondait en parlant de ses démêlés avec le Commandement américain : "Oui, mais ce que j'ai fait de bien je l'ai fait en désobéissant !" Quand on répétait cela au général de Gaulle, il souriait et il disait : "Leclerc ne m'a jamais désobéi, il a toujours exécuté mes ordres, même ceux que je ne lui ai pas donnés". Car il était tellement imprégné de la mission qu'il en déduisait lui-même les actions à entreprendre. L'entente entre de Gaulle et Leclerc a été en effet extraordinaire dans cette guerre parce qu'ils se comprenaient à demi-mot et bien qu'ils soient à 6 000 km l'un de l'autre, comme au Tchad, à Fort Lamy et à Londres il n'y a jamais eu de difficultés entre eux. Un jour cependant un subordonné un peu nerveux, sous le soleil du Tchad envoya un télégramme signé "Leclerc" à Londres pour réclamer 300 camions supplémentaires alors qu'on venait d'obtenir avec beaucoup de difficultés 400 camions. Il s'agissait d'un texte comme celui-ci : "Oui, c'est toujours la même chose. Les états-majors n'arrivent pas à comprendre les unités qui sont engagées". Cela se terminait probablement en plus par quelque chose de peu aimable. J'ai retrouvé dans des archives à Londres le télégramme suivant du général de Gaulle en réponse au général Leclerc : "Votre télégramme du tant m'est bien parvenu, mais considérez qu'il est indigne de vous et de moi, en conséquence considérez que je ne l'ai pas reçu." Ceci de mémoire, dont le mot à mot est à prendre avec précaution !


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