LES ÉDITIONS DE MINUIT
20 février 1942 - 1er août 1944
"Lorsqu’en juin l’historien, loin des tumultes où nous sommes plongés, considérera les tragiques évènements qui faillirent faire rouler la France dans l’abîme d’où l’on ne survit pas, il constatera que la Résistance, c’est-à-dire l’espérance nationale, s’est accrochée sur la pente à deux môles qui ne cédèrent point. L’un était le tronçon de l’épée, l’autre la pensée française…"
Charles de Gaulle
Discours prononcé à Alger à l’occasion du 60e anniversaire de l’Alliance française,
le 30 octobre 1943
Les nazis avaient bien raison de faire autodafés les livres, et Victor Hugo avait lui aussi bien raison de dire que le livre est une arme et que le verbe tue.
Paradoxalement c’est l’occupation de la zone libre par la Wehrmacht, le 11 novembre 1942, qui facilita la diffusion de la presse clandestine et favorisa l’éclosion d’innombrables publications.
De nombreux écrivains et intellectuels, qui n’avaient pas accepté l’armistice de juin 1940, se voulaient la voix de la France Libre.
Tous entendaient, au défi de la censure imposée par les nazis et acceptée par le syndicat des éditeurs, apporter un témoignage ; quant aux poètes, ils vont donner durant ces années noires des œuvres qui resteront parmi les plus belles de la poésie française.
Comme toutes les choses humaines, début 1942, sont fondées les Éditions de Minuit. Leur naissance est due à un hasard, la rencontre du romancier Pierre de Lescure et d’un dessinateur-graveur Jean Bruller, qui connaîtra peu à près une grande renommée sous le pseudonyme de Vercors.
Si Jean Bruller en fut l’initiateur avec Pierre de Lescure, la cheville ouvrière en fut l’imprimeur Ernest Aulard, aidé par son contremaître Doré. Ils imprimèrent les samedis et dimanches, vingt sur les vingt-quatre volumes des Éditions de Minuit.
Yvonne Desvignes en fut l’animatrice irremplaçable.
C’est chez elle, près du Trocadéro, autour de Paul Éluard et Jean Bruller, que se rencontrait chaque semaine le comité de lecture. C’est là que les premiers ouvrages, ces petits livres de présentation presque luxueuse, une couverture crème, et de belle typographie, furent pliés, brochés et collés, par une petit groupe d’amies dévouées. Les volumes étaient ensuite entreposés chez elles. Les distributeurs, au début des jeunes gens "prêtés" par un groupe de résistance, puis par la suite par des amis communs inconnus, cela et dangereusement et sans relâche pendant près de trois années, les diffusaient.
Le premier volume de la collection, Le silence de la mer, de Vercors (Jean Bruller), fut achevé d’imprimer par Claude Oudeville, imprimeur de cartes de visite et faire-part, le 20 février 1942, tiré à 350 exemplaires, dont la moitié fut égarée lors d’un passage en zone libre et "publié" aux dépens d’un patriote, et "achevé d’imprimer sous l’occupation nazie".
Voici le texte de la présentation jointe à ce premier volume :
"En un autre temps, on exilait des gens coupables de préférer la Phèdre d’Euripide à celle de Racine. Gloire de la France, prétendait le tyran d’alors. Aujourd’hui, on interdit la physique d’Einstein, la psychologie de Freud, les chants d’Isaïe. Défense de réimprimer Meredith, Thomas Hardy, Katherine Mansfield, Virginia Woolf, Henry James, Faulkner, tous les autres que nous aimons."
"N’exposez plus dans vos vitrines, Shakespeare, Milton, Keats, Shelley, les poètes et les romanciers anglais de tous les temps", prescrit, par ordre de la propagande allemande, le Syndicat des libraires. Quant à la littérature française, la voici "contingentée" à son entrée en Belgique, en Hollande, en Grèce, partout où s’organise la Nouvelle Europe. Dès le mois de septembre 1940, le Syndicat des éditeurs signait une "convention de censure avec les autorités d’occupation". Un avertissement au public déclarait :
"En signant cette convention, les autorités allemandes ont voulu marquer leur confiance à l’édition. Les éditeurs, eux, ont eu à cœur de donner à la pensée française le pouvoir de continuer sa mission tout en respectant les droits du vainqueur", et "les autorités allemandes enregistrèrent avec satisfaction l’initiative des éditeurs".
À une autre époque de l’Histoire française, des préfets "annulaient" les écrivains qui refusaient de faire l’éloge de leur maître. Le maître disait des autres : "Je leur ai ouvert mes antichambres et ils s’y sont précipités".
Il existe encore en France des écrivains qui ne connaissent pas les antichambres et refusent les mots d’ordre. Ils sentent profondément que la pensée doit s’exprimer. Pour agir sur d’autres pensées, sans doute, mais surtout parce que, s’il ne s’exprime pas, l’esprit meurt.
Voilà le but des Éditions de Minuit. La propagande n’est pas notre domaine. Nous entendons préserver notre vie intérieure et servir librement notre art. Peu importent les noms. Il ne s’agit plus de petites renommées personnelles. Peu importe une voie difficile. Il s’agit de la pureté spirituelle de l’homme.
Le silence de la mer, c’est l’histoire d’un vieil homme et de sa nièce qui choisissent d’opposer un silence têtu à l’officier allemand amoureux de la culture française, domicilié chez eux.
Cet ouvrage qui prône une attitude d’opposition non violente mais sans aucune ambiguïté, face à l’occupation, reçut un accueil des plus favorables et fut un succès mondial.
Le 12 novembre 1942, paraissait le deuxième petit volume des vingt-cinq titres devenus célèbres qui seront publiés, À travers le désastre, de Jacques Maritain, dont le texte était parvenu d’Amérique.
Voici la présentation jointe à ce deuxième ouvrage :
"Peu importent les noms", disions-nous en présentant le premier volume de nos éditions, et cette discrétion, hélas, allait de soi. Sur ce volume-ci, nous pouvons imprimer le nom en clair : quelle fête, pour nous qui avons faim et soif ! "La Propagande n’est pas notre domaine", écrivions-nous encore. Et cette absence en effet résume notre effort : publier des écrits sincères, soumis au seul pouvoir du vrai, non pas à celui des intérêts et des passions. Nous continuerons - si Dieu veut. Nous espérons faire paraître sans trop de retard un troisième volume."
D’autres suivront. Issus de diverses "maisons" de l’esprit, mais tous nés d’une même impatience : celle qui oblige les hommes épris de vérité à crier sous la main qui écrase leur bouche. Et ces cris - même peu nombreux, même peu entendus - ne sont pas vains s’ils peuvent témoigner plus tard, aux yeux du Monde, de la constance spirituelle d’une France qui n’a pas démissionné.
Dans À travers le désastre, l’auteur écrit ce qu’il croit vrai des causes du désastre de la France en 1940 et de la situation actuelle du pays à cette époque.
Voici la liste des vingt-quatre autres volumes parus :
Une réédition du Silence de la mer, de Vercors, fut diffusée par les Éditions de Minuit, le 25 juillet 1943, jour de la chute du tyran de Rome.
Les Éditions de Minuit clandestines sont parvenues jusqu’à la libération à respecter le but qu’elles s’étaient fixé : "Témoigner aux yeux du monde, disaient elles orgueilleusement, de la constance spirituelle d’une France qui n’a pas démissionné".
Cet effort, elles attendaient dans l’angoisse de savoir s’il porterait ses fruits. La réponse est venue dès juillet 1943 d’outre-Manche : "Le génie de la France n’est pas tari !" s’était écrié l’Observer le 11 juillet 1943 à propos du Le silence de la mer de Vercors et de L’honneur des poètes, parvenus clandestinement en Angleterre.
Malgré le poids obscur de l’occupation allemande, il a continué de couler comme un torrent sous la glace. Seule de tous les pays occupés, la France a continué à produire (jusqu’à la Libération) des œuvres de grand art face à celles de la compromission.
Ayant assuré pendant les années noires, avec ma sizaine, la protection d’une imprimerie clandestine dont les presses sortaient les publications de la Bibliothèque française, et où Paul Éluard (Jean du Haut) surveillait la mise en page, les corrections et le tirage de quelques-uns des ses plus beaux poèmes, je tiens à associer à l’hommage rendu à "la pensée libre", les imprimeurs clandestins. Aussi, c’est à François Mauriac (Forez) (Épreuves de l’ombre) que j’emprunterai ma conclusion :
"C’est presque toujours les écrivains que l’on félicite pour le courage qu’ils ont montré en collaborant à la presse et aux éditions clandestines."
En vérité, le risque était minime. Tout le mérite était pour les imprimeurs qui pouvaient à chaque instant redouter l’irruption de l’une ou de l’autre police dans leurs ateliers.
Gilles Lévy
DES ÉCRIVAINS
Jean GUÉHENNO écrit, le 19 juin 1940, dans son Journal des années noires :
"Hier soir, la voix du général de Gaulle à la radio de Londres. Quelle joie d'entendre enfin, dans cet ignoble désastre, une voix un peu fière. "Moi, général de Gaulle, j'invite…La flamme de la Résistance française ne peut s'éteindre…" Nouvelle aventure de notre liberté."
Georges BERNANOS écrit, dans Le chemin de la Croix-des-Âmes :
"L'Histoire de France vous attend tous au seuil du 18 juin 1940… Le 18 juin est ce jour où un homme prédestiné - que vous l'ayez choisi ou non, qu'importe ! L'Histoire vous le donne - a, d'un mot qui annulait la déroute, maintenu la France dans la guerre…"