L'incroyable et dramatique débâcle de 40, balayant en quelques jours le frêle édifice de nos structures politiques, sociales, idéologiques et culturelles, donna à chaque citoyen l'occasion de se déterminer par lui-même, en conscience, et selon son tempérament.
Privés de béquilles, les plus timorés s'appuyèrent alors sur le bâton vermoulu d'un vieux Maréchal cependant que d'autres, refusant tout à la fois l'abandon et le déshonneur, réagissaient en hommes et en femmes libres. Ceux-là venaient d'horizons très différents mais ils se trouvèrent bien souvent isolés au sein de leur milieu, de leur famille spirituelle, voire de leur famille tout court. Ils se mirent donc en quête de compagnons de route susceptibles de les accompagner dans leurs réflexions et, éventuellement, dans leur action.
Il n'était pas facile dans le climat ambiant de se "reconnaître sans se connaître", mais c'est tout de même ainsi que se constituèrent les premiers noyaux de Résistance.
Il est certain que de nombreux volontaires auraient souhaité rejoindre ces précurseurs. Las, on ne s'engageait pas comme ça dans la Résistance ! C'est elle qui vous recrutait et je crois que, sur ce plan au moins, la presse clandestine a joué un rôle important…
La presse clandestine
On ne dira jamais assez que plus de mille titres parurent clandestinement sous l'Occupation ! Et que certains atteignirent des tirages qui laissent rêveurs les journalistes d'aujourd'hui. J'eus, personnellement la chance de participer à la naissance de l'un d'eux Et c'est bien de chance qu'il s'agit car pendant deux ans, j'avais vainement tenté de trouver un réseau ou un mouvement pour lui proposer mes services. Et puis, un beau jour, la chance vint à moi. Mieux, le miracle eut lieu ...à domicile !
À l'époque, ma femme et moi étions, en effet, hébergés, à Montrouge, par le docteur Marcel Renet. Lequel me confia, un beau jour, son intention de créer un journal clandestin. Je tombais de nues ! J'avais envisagé mille formes d'action mais jamais celle-là, je l'avoue à ma grande honte…
Le docteur Renet avait l'accord d'un imprimeur, Jean de Rudder, qui disposait d'un petit stock de papier, et il s'était ouvert de son projet au professeur Maurice Lacroix, qui enseignait le grec à la khâgne d'Henri IV, et à Roger Lardenois qui possédait une liste d'adhérents à "La Jeune République", petit parti d'inspiration démocrate-chrétienne fidèle à la pensée du "Sillon" de Marc Sangnier. Désormais, j'allais faire équipe avec eux sans avoir autre chose à leur apporter que ma bonne volonté.
Toujours est-il que, pendant quatre mois, nous avons travaillé ensemble sur ce projet un peu fou et qu'en octobre 1942, sortait le premier numéro de Résistance, troisième du nom. Tiré à 5 000 exemplaires, ce journal répondait au vœu du docteur Renet qui souhaitait en faire un organe d'information, bien présenté, et susceptible de contrecarrer les mensonges de la presse officielle sous contrôle allemand, tout en témoignant de la volonté d'indépendance de la France. Il l'avait d'ailleurs presque entièrement rédigé seul sous deux pseudonymes, Jacques Destrée et Marc Antoine. Comme dans tout journal de l'époque, il comportait un éditorial. Et cet éditorial donnait, en termes mesurés, les raisons qui l'avaient amené à choisir la voie de l'unité sous la bannière gaulliste. Le docteur Renet savait très exactement où il voulait aller mais je ne crois pas qu'il imaginait jusqu'où cela allait l'entraîner…
Un écho immédiat
La diffusion ne posa aucun problème. Des anciens de "Valmy" et de la "Jeune République", aidés de quelques amis personnels, s'y attelèrent avec succès. Mais, à notre grand étonnement, nous reçûmes en retour, par des voies totalement imprévues, des encouragements, des commandes, de l'argent et des offres de service. Incroyable ! Par quel circuit mystérieux ces demandes parvenaient-elles jusqu'à nous ? Mystère ! Toujours est-il que cela nous obligea à augmenter le tirage et à nous organiser. Au bout bout de six mois, "Résistance" approchait les 100 000 exemplaires et il devint indispensable de créer un Mouvement, tant pour assurer sa diffusion que pour répondre à l'attente de lecteurs désireux d'agir sur d'autres terrains (militaire, renseignement, évasion, etc.).
Une nouvelle et enrichissante aventure nous attendait. Pour la préparer, le docteur Renet constitua un premier comité directeur réunissant sous sa présidence Jean de Rudder (imprimerie), Jacques Ogé (paramilitaire), Maurice Lacroix (politique) et moi-même (organisation générale). Bientôt, Me Robert Lecourt, Roger Lardenois, André Moosman, Charles Serre et Émile Janvier furent appelés à étoffer ce comité cependant que Jacques Destrée s'entourait de trois jeunes et admirables assistants : Yvette Gouineau, Paul Steiner et Daniel Apert. Jacques Ogé, de son côté, installait un comité militaire sous la présidence du général Hanote.
Aujourd'hui encore, il me paraît impossible de mesurer l'importance réelle que prit alors Résistance. Le journal avait reçu le renfort de Lorraine, suscité la création de La Flamme, de La porte normande, de Résistance de l'Ouest, de Résistance de Bordeaux et du Sud-Ouest et de Résistance de Picardie.
En province et à Paris, des groupes s'étaient constitués qu'il nous appartenait de coordonner. Nous étions solidement implantés à la Préfecture de Police avec "Honneur de la Police", créé par le commissaire Dubent, et avec un groupe d'une dizaine d'inspecteurs des Renseignements généraux animé par Albert Bourgeon.
Bref, nous disposions déjà d'une solide organisation mais elle tournait à vide dans la mesure où nous n'avions toujours pas de contact officiel avec la "délégation" gaulliste.
Jean Moulin, enfin !
Comment, diable, entrer en contact avec les dirigeants gaullistes dont nous espérions de l'aide et des armes ? Dans l'attente d'une liaison officielle, certains de nos amis de province avaient bien obtenu quelques parachutages des réseaux Buckmaster mais ils avaient aussi fait un peu trop vite confiance à des personnages douteux. Nous redoutions donc ces initiatives hasardeuses qui nous échappaient souvent et souhaitions pouvoir, enfin, "travailler" directement avec un représentant gaulliste qualifié. Maxime Blocq-Mascart, le patron de l'OCM, se présenta à nous comme tel et nous lui accordâmes d'emblée notre confiance. Jusqu'au jour où Claudius Petit, que j'avais vu à Lyon, me fit savoir que le véritable délégué du Général en France était Max (Jean Moulin). Grâce à Lecompte-Boinet, le docteur Renet put rencontrer celui-ci à Paris et, de ce jour, tout allait changer pour nous.
Moulin, malheureusement, allait disparaître deux mois plus tard. Du moins nous avait-il fait connaître son admirable adjoint Biran (Pierre Kaan) ainsi qu'Yves Farge. Et, lorsque Claude Bouchinet-Serreulles lui succéda, il s'employa à nous faire reconnaître et nous apporta la caution gaulliste que nous attendions.
Dans un rapport à Londres en date du 17 octobre 1943, il écrivait notamment : "Résistance dispose non seulement d'un journal mais d'équipes de parachutage, de groupements para, de liaisons avec les maquis et peut donc être considéré comme un véritable Mouvement".
Regrettant ouvertement qu'il fut trop tard pour nous faire entrer (avec "Défense de la France") au CNR, il allait, du moins, faciliter nos contacts avec d'autres mouvements, nous accorder un siège à la Consultative et nous aider financièrement.
Nous pûmes alors obtenir de nouveaux parachutages, disposer de moyens radio pour faire parvenir nos renseignements et participer efficacement à l'effort commun. Lorsque vint le moment de nous fondre dans le Mouvement de Libération nationale et dans les FFI, nous étions prêts et je crois que nos militants firent honneur au nom que nous nous étions donné.
Un bilan sommaire
En 1942, nous avions jeté une bouteille à la mer sans très bien savoir ce qu'il en adviendrait. Notre amie Françoise Bruneau a tenté de renouer les fils en publiant en 1957, un remarquable "Essai historique du Mouvement né autour du journal clandestin Résistance".
Travail sérieux mais incomplet dans la mesure où plusieurs de nos groupes militaires avaient refusé d'y participer. Il faut dire, d'ailleurs, que certains de ces groupes avaient été particulièrement touchés par la répression et qu'ils n'étaient plus en mesure d'en retracer l'histoire de façon certaine.
Pour se procurer des armes, ils avaient trop souvent fait confiance à des agents doubles et ils en avaient chèrement payé le prix. C'était vrai à l'échelle locale mais aussi à l'échelle nationale.
Je me souviens qu'après mon arrestation en septembre 43, les Allemands me montrèrent un organigramme de nos structures militaires qui était, hélas, d'une redoutable précision. Il émanait du traître Bardet, qui avait réussi à s'infiltrer au cœur même de ces structures en faisant parvenir des armes à plusieurs de nos groupes. Par les mêmes moyens, Joanovici s'était emparé d' "Honneur de la Police" et avait approché d'un peu trop près nos groupes militaires.
Tout ceci explique le nombre impressionnant de nos camarades, arrêtés, déportés et même fusillés. Mais, on remarquera que le journal lui-même résista bien à la répression. Ceux de ses dirigeants qui tombèrent dans les griffes nazies : Destrée, Lardenois, Yvette Gouineau et quelques autres (dont moi) le furent dans le sillage des paramilitaires.
Bien évidemment, quelques-uns de nos diffuseurs furent également pris les valises à la main, mais jamais la chaîne ne s'interrompit pour autant et cinq, au moins, de nos imprimeurs purent continuer leur travail en dépit de quelques alertes. De Rudder, il est vrai, fut arrêté (ainsi que ses deux ouvriers, Vidal et Staquet), mais il le fut en raison de sa participation active - oh combien - à des opérations militaires et de sabotage.
Après l'arrestation de Jacques Destrée, en tous cas, Paul Steiner, Daniel Apert, le professeur Lacroix, le docteur Colle et Me Robert Lecourt réussirent à faire paraître Résistance sur les presses de Beaufils, à Connéré, et de Jacques Garophalakis, à Alfortville. Et Émilien Amaury continua à nous faire bénéficier du papier qu'il prélevait sur les stocks destinés à la propagande familiale de Vichy.
Maintenir les liens
Alors voilà : un bon demi-siècle s'est écoulé depuis cette aventure exaltante mais terriblement coûteuse en vies humaines. Aussi, nous, les survivants, essayons de maintenir les liens nés de la clandestinité et persistons à défendre nos valeurs. Nous avons toujours une petite amicale où se retrouvent surtout nos anciens militants de province. Elle est bien vivace mais nous-mêmes avons perdu beaucoup de notre vivacité.
Nous devons être encore un peu plus de trois cents cotisants à maintenir le flambeau. Ce n'est pas beaucoup mais nous sommes bien décidés à témoigner aussi longtemps que nous en aurons la force.
André Lafargue
(Laflêche dans la Résistance, matricule 53 858 à Mauthausen)
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