La Résistance Spirituelle
"Faire de l'armement spirituel clandestin"
Cette devise, qui est de Charles Blondel, élargit bien la définition de la Résistance jusqu'en ses dimensions extrêmes. La Résistance française à l'occupation allemande, qui ne fut pas que militaire, mais aussi et avant tout idéologique, est un fait unique dans l'Histoire, bien qu'il ait servi depuis de modèle un peu partout dans le monde.
Mais la Résistance française, malgré ses vicissitudes et ses querelles internes, est une réalité très pure, dès que l'on veut bien la situer dans la conscience, le cœur, l'âme des Résistants eux-mêmes, dans leur personnalité intime, là où se trouvent leurs véritables motivations.
Quelles que soient leurs opinions philosophiques, religieuses ou politiques, les Résistants, les vrais, ceux qui ont combattu sur le terrain de quelque manière que ce soit, ont tous eu le même point en commun : c'est le choix initial libre qui les a déterminés à entrer en Résistance, à entrer en clandestinité, à rechercher coûte que coûte le combat. Ce choix, par lequel ils ont préféré risquer leur vie pour la gagner, les a conduits à changer radicalement d'existence pour la libération de leurs frères. C'est cette motivation-là qui les a pour toujours distingués du restant des hommes. Or, qu'ils soient roses ou résédas, qu'ils croient au ciel ou qu'ils n'y croient pas, leur motivation est d'ordre spirituel, ne serait-ce que parce qu'elle a tenu à leur honneur. Bien souvent ils sont entrés en Résistance, comme on entre en religion, dans leur pauvreté, avec leur seul armement spirituel.
C'est pourquoi abuser du mot Résistance, comme le font constamment les médias à propos de n'importe quelle révolte pourvu qu'elle soit contre un gouvernement établi, ou même à propos de je ne sais quel terrorisme, est un déni de justice coupable. La Résistance, c'est autre chose de plus grand que mai 68, ou que l'Irak 2004.
Cependant tout ne fut pas aussi simple dans la réalité ; dans la mesure où ceux qui étaient censés exercer un pouvoir spirituel en France n'ont pas répondu tous de la même manière aux événements et à la défaite. Dans la mesure aussi où la diversité des situations, autant que les implications de l'histoire contemporaine, ont provoqué des réactions collectives parfois contradictoires, où les individus ne trouvaient plus de point de repère lisible.
Le choix d'entrer en résistance s'est ainsi, pour beaucoup, trouvé obnubilé par les réactions de leur milieu, par les contextes familiaux, scolaires, sentimentaux. Gardons-nous bien de porter des jugements hâtifs. Mais il est évident que les Résistants et les combattants ont été très largement minoritaires. C'est pourquoi il n'est pas inutile de faire un tour d'horizon spirituel au-dessus de la France de 1940. Nous ne pouvons ici que faire un survol.
Un climat spirituel à la mesure de la capitulation
En 1939, il n'y avait guère que chez nous pour croire à une rapide victoire sur le IIIe Reich de Hitler. La presse étrangère, notamment en Suisse, prédisait au contraire la retentissante victoire du nazisme. Aussi, la catastrophe s'abattit sur des esprits non préparés plus violemment que le rugissement des Stukas.
Pendant la débâcle, les horreurs morales, allant jusqu'à l'euthanasie de vieillards, furent plus nombreuses que les héroïsmes, celui des Cadets de Saumur, celui du sous-préfet Jean Moulin ou celui de Leclerc collectionnant les évasions.
Après la débâcle, ce fut un temps de découragement absolu. Alors que certains se préparaient à une coexistence polie avec l'occupant, des voix s'élevèrent pour inciter à la repentance, à l'acceptation de la punition encourue par l'impiété de la République, et censée venir du ciel.
Les églises se remplissaient aux heures des offices pour des prières de lamentations et déjà se forgeait là une mentalité de victimes, encore sensible de nos jours, qui ne pouvait que favoriser la soumission et la démission. Ces cantiques pénitentiels, quelles que soient leurs musiques, se retrouvaient aussi bien dans les discours du nouveau pouvoir, que dans la chaire de certaines cathédrales.
L'Église catholique se trouva alors en proie aux pires des divisions. Le pape Pie XI, mort en 1939, avait pourtant lancé deux solennels avertissements : l'encyclique Mit brennender Sorge contre le nazisme ; l'encyclique Humani generis contre le communisme, prémonitoires du grand affrontement du Reich et de l'URSS. Rome accusait les deux systèmes de vouloir supprimer Dieu, dans les âmes des hommes et dans l'Histoire. Mais qui avait lu avec assez d'attention ces textes très virils ?
Au fil des jours, la hiérarchie catholique devenait de plus en plus préoccupée de conserver, voire d'améliorer les droits de l'Église en matière d'enseignement, en matière du clergé, des religieux, des institutions chrétiennes, des relations avec la papauté... Le discours du cardinal Suhard, archevêque de Paris, auprès du général de Gaulle porté au pouvoir en 1944 ne différera pas beaucoup de ses demandes auprès du microcosme de Vichy, durant l'occupation.
Tous se passait comme si la principale préoccupation concernait l'institution elle-même plutôt que le salut et la liberté des hommes et des femmes de France, oppressés de toutes parts. Les relations entre l'Église et l'État, souci majeur depuis 1789, demeuraient ainsi le problème essentiel.
Pour le reste, le comportement officiel de l'Église reposait, comme par le passé, sur la reconnaissance plus ou moins bien ressentie, du pouvoir légitime en place.
Cet état de fait généra inévitablement une impression très pesante : le silence de l'Église sur ce qui constituait pourtant le quotidien des Français et sur leur conscience civique profonde.
Cinquante ans plus tard, une émission de télévision à caractère historique pourra présenter le témoignage d'un brave homme ainsi résumé : "En tant que chrétiens nous n'avions aucun moyen. Et comme les évêques n'ont rien dit, nous n'avons pas cru devoir bouger."
S'il y eut beaucoup de catholiques dans les diverses formes de Résistance, ils ne furent donc pas enclins à le faire en déployant des bannières de procession, comme aux temps de la guerre de Vendée ; ils le firent du moins sous les plis du drapeau tricolore, et c'est l'essentiel.
Ce climat de soumission spirituelle fut cependant ébranlé par plusieurs événements qui firent exploser de nombreuses consciences : l'exécution sommaire de bien des otages, le Service du travail obligatoire et surtout l'antisémitisme actif de Vichy. Le cœur des catholiques eut alors des réactions plus généreuses que leur raison. Ce fut l'origine de bien des engagements actifs dans la Résistance. C'est dans la clandestinité qu'ils cachèrent des enfants juifs, ou qu'ils partirent au maquis. On en connaît aujourd'hui publiquement des exemples, parfois très spectaculaires.
On n'a pu que survoler ici un déroulement très complexe. La mentalité ainsi révélée a pourtant laissé des traces sensibles jusqu'à nos jours, franchissant ainsi trois générations. Il existe encore à l'intérieur de certaines familles une obscure nostalgie de la Révolution nationale, qui transparaît dans la religion et aussi dans les clivages de la politique.
Hélas ! Les temps eux s'accélèrent ; il y a un péril certain à se boucher les yeux... aujourd'hui comme naguère.
Quelques grands moments de la Résistance spirituelle
Malgré tout, il y eut beaucoup de croyants dans la Résistance. S'ils le firent, c'est vraiment en vertu d'un choix personnel, individuel. Mais la foi qu'ils manifestèrent dans l'action doit bien y être pour quelque chose. Voici d'abord quelques constats.
- Il y eut apparemment peu de noms d'ecclésiastiques dans les listes de Résistants. Les prêtres en effet ont une double appartenance : leur Patrie et leur Église.
Ce qu'ils voudraient patriotiquement, ils ne peuvent pas forcément le concrétiser en vertu de leurs responsabilités ecclésiales. Un curé de paroisse ne peut pas, sauf exception, abandonner ses ouailles ; s'il l'oubliait le Code de droit canonique lui rappellerait formellement ce devoir fondamental. À une époque où les prêtres mobilisés ont été en majorité faits prisonniers, les devoirs de la charge urgeaient encore davantage. Mais nombreux sont les prêtres, qui, sans quitter leur presbytère, ont aidé les maquis, les évadés, les condamnés, les juifs ; les prêtres ne furent quand même disponibles que sur place.
Tel l'Abbé Weber, curé de Kohl, dans l'Aisne, qui accueillit, cacha, mena vers des chemins du salut les déportés qui s'évadaient en sautant des trains de la mort, comme Biaggi, l'abbé Lemeur, Alliot, d'Arcangues...et bien d'autres. Tel ces curés pyrénéens qui protégeaient et parfois guidaient les évadés de France par l'Espagne. Tel les prêtres résidant le long de la ligne de démarcation qui organisaient des passages clandestins, comme le père Lapouge, héros de maintes aventures incroyables. Tel les moines de l'abbaye de Belloc, au Pays basque, qui firent plus encore que du passage de zone. Leur père abbé et son prieur furent déportés et périrent dans les camps de la mort.
- Statistiquement la proportion de clercs engagés dans la Résistance par rapport au nombre total des ecclésiastiques est supérieure à la proportion des autres catégories sociales. L'étude qui a été faite avec précision dans une analyse sociologique des "Évadés de France", semble confirmer une moyenne générale.
Il y a eu des évêques déportés, comme Monseigneur Piguet ; il y eut beaucoup d'humbles prêtres.
Les lettres des fusillés, parfois sublimes, font souvent référence à leur foi et en utilisent le vocabulaire, même si leurs options n'étaient pas spécifiquement chrétiennes.
C'est pourquoi on peut penser que le silence des évêchés, qui a cependant des exceptions, ne reflète pas l'attitude de tous les croyants, face au devoir de Résistance. Les hommes et les femmes de foi ont résisté aussi bien que d'autres. Ils ont été nombreux à s'enrôler dans toutes les formes de combats de l'ombre. Eux, ils n'ont pas cherché à en tirer d'avantages.
En second lieu, il est remarquable que certains prélats, qui ont pris part publiquement aux combats d'idées, aient tenu, en plus de leurs actions, à en définir les motivations spirituelles. C'est le cas du cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, qui fut l'un des grands animateurs de la résistance spirituelle. Il le fit souvent dans les pages de sa Semaine religieuse diocésaine, qui atteint des tirages inattendus. On y trouve, en effet, des déclarations fracassantes, que ses ruses d'auvergnat n'arrivent pas toujours à faire admettre des autorités. Fracassantes, mais toujours appuyées sur une solide doctrine morale et théologique. Paralysé depuis longtemps, sa diction difficile ne l'empêcha pas de trouver des formules viriles, souvent critiques de ses collègues. "Les imprudences des uns et les compromissions des autres créent des situations confuses et équivoques qui ne reflètent ni la clarté ni la fierté des Évangiles, des Actes des apôtres et des Épîtres de Saint Paul." Son témoignage entraînera bien des catholiques à passer à l'action.
À Toulouse toujours, le recteur de l'Institut catholique, Monseigneur Bruno de Solage, soutient la Résistance en entretenant un centre de résistance intellectuelle et spirituelle dans la bibliothèque de l'Institut où viendront même des non croyants- II écrira à la suite de Saint Ambroise : "II vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes."
Le rayonnement de l'archevêque de Toulouse, hélas ! n'atteindra pas tout le clergé français.
Un autre évêque, Monseigneur Théas, évêque de Montauban, adopta la même ligne de conduite, tant dans le gouvernement de son diocèse, que dans l'expression courageuse de l'enseignement de l'Église. On pourrait citer également d'autres évêques. Mais on pourrait aussi dénoncer chez d'autres un aveuglement qui les poussa à se taire et même à approuver quotidiennement les tendances et les décrets du gouvernement de Vichy.
Le point de rupture réside d'abord dans l'interprétation de la doctrine de l'Église au sujet de la légitimité du régime de Vichy. L'Église, en effet, depuis Saint Paul, n'a cessé de prêcher la révérence, voire l'obéissance envers les pouvoirs établis, fussent-ils ses persécuteurs. Sauf crises exceptionnelles, ce fut une constante en Occident. Il est vrai que rois et empereurs ont sans cesse proclamé leur attachement à la foi chrétienne, même quand ils combattaient la hiérarchie.
Sous l'occupation, dans cette hiérarchie, il y eut ceux qui s'abritèrent derrière ce comportement séculaire pour ne jamais porter atteinte au pouvoir du maréchal Pétain. Et ceux qui, vigilants, relevèrent et critiquèrent toutes les décisions qui violaient l'esprit de l'Évangile. Parmi ces derniers, nombreux furent pourtant ceux qui continuèrent à prôner leur fidélité. Quant aux trois cardinaux, Messeigneurs Suhard, Gerlier et Liénard ayant en charge le dialogue avec le gouvernement, ils multiplièrent, il est vrai, remontrances et revendications, mais ne le firent que dans le cadre d'une courtoise diplomatie, sans encourager pour autant les actes de résistance.
À ces considérations traditionnelles s'ajoute la crainte agitée par la collaboration, qu'une fois Hitler vaincu, Staline n'ait les mains libres en Europe occidentale "Je souhaite la victoire de l'Allemagne" a dit Laval, à ce sujet.
Deux événements majeurs illustrent cette réflexion : la persécution contre les juifs et le Service du travail obligatoire.
Lorsque les lois et décrets de Vichy allèrent jusqu'à outrepasser les exigences allemandes, visant à détruire la communauté juive, ce fut tout de même un sursaut de l'opinion chrétienne, héritière pourtant d'une méfiance latente envers les juifs. Mais quand les rafles se multiplièrent, quand on parqua les juifs au Vel'd'hiv ou ailleurs, quand les déportations massives devinrent évidentes, quand la persécution atteignit les enfants juifs séparés des leurs, en même temps se multiplièrent les sauvetages de vies humaines, le camouflage des familles israélites, les fondations de colonies d'enfants juifs, au mépris de la férocité des répressions qui s'en suivirent. On en découvre aujourd'hui l'ampleur inattendue. Ce fut une véritable levée des consciences chrétiennes, protestantes et catholiques réunies. Le développement de la CIMADE (Église réformée) date de cette époque.
Le père Chaillet, jésuite, est la figure de proue de cette action, par ses entreprises pour protéger les juifs et surtout les enfants, tout autant que par ses écrits. Après-guerre il sera l'âme du COSOR.
Mais quand on put deviner l'horreur du plan d'extermination, la misère des camps de rassemblements français de Gurs (où des républicains espagnols avaient déjà été parqués) retentit l'indignation, la colère, le cri de Monseigneur Saliège, desservi par les défauts de sa voix, mais avec la force du verbe.
C'est là qu'il fit monter vers le ciel la célèbre Lettre pastorale qui fit le tour de l'hexagone[1]. Et c'est alors que les "trois cardinaux" se firent plus insistants auprès du maréchal Pétain, sans grand succès. Ils n'osèrent jamais rompre, craignant une persécution, que tout le monde n'aurait peut-être pas eu le courage d'assumer. Avait-on le droit de provoquer, par de tels dilemmes, les consciences encore assoupies de bien des fidèles ?
Il y eut cependant des martyrs dans cette confrontation au niveau des faits entre la civilisation totalitaire, raciste, germanisante du nazisme et la civilisation chrétienne, héritée des origines de l'Europe, encore vivace dans toute la France.
On retrouvera des circonstances analogues quand les Allemands exigèrent le Service du travail obligatoire en Allemagne. Et quand une loi de Vichy établit des sanctions contre les réfractaires à cette conscription, les Français y réagirent défavorablement.
Ce qui hantait c'était l'obligation qui, au fil des mois, s'aggravait lourdement ; c'était l'inégalité devant cette obligation, c'était surtout l'exil, la séparation des familles, pour combien de temps...? Bien sur les Allemands voulaient, tout en récupérant des travailleurs pour prendre la place des soldats au front, éloigner de la tentation des maquis les classes les plus jeunes de la population française.
En réalité le STO ne fit que justifier l'entrée en résistance active. Mais là encore les générosités ne furent pas toujours à la mesure des enjeux.
Quant à l'Église catholique, elle se retrouva profondément divisée devant le STO. Les uns, y voyant un appel à l'apostolat, proclamèrent que c'était un devoir d'y répondre, pour rester, au côté des plus faibles, les témoins de l'amour du Christ. Ce fut la plupart du temps la réaction des mouvements de l'Action catholique des jeunes, Jeunesse ouvrière chrétienne en tête. En fait le STO générera une résistance spirituelle qui aura ses martyrs. Les séminaristes aussi étaient fortement invités par leurs formateurs à ne pas se désolidariser des autres jeunes et à s'engager volontairement au STO. Ceux qui désobéirent pour engager un combat plus risqué en garderont une marque de désapprobation durant toute leur vie. Quelques-uns, qui s'étaient engagés dans les combats actifs, se virent même, lors de la démobilisation, pénalisés, durant un temps, avant de pouvoir continuer leurs études théologiques. Quelle amertume ! Certains durent se résoudre au silence pour pouvoir exercer leur vocation au service de Dieu, comme ils le projetaient...
D'autres, mettant en avant les droits de l'homme et les conventions internationales, ainsi que l'interdiction faite aux clercs de porter les armes, choisirent de pratiquer un attentisme prudent, en se cachant dans la campagne, travaillant dans des fermes ou s'abritant dans des institutions accueillantes pour y exercer d'anonymes tâches. Eu égard aux immenses soubresauts du monde d'alors, au choc sans merci de dizaines de millions de combattants, on se demande comment ceux-là ont pu se dispenser d'agir, alors que la face du monde était en train de changer, que le cours de l'Histoire s'inversait, que des sacrifices immenses étaient consommés et que s'imposait à tout homme digne de ce nom la proclamation de Jésus Christ : "II n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis."
À cet égard, toute considération non violente apparaîtrait comme une lâche argutie. Car les balles qui tuaient sur les champs de bataille ou dans la clairière du Mont Valérien, les obus qui écrasèrent les maquisards au Vercors, aux Glières ou au Mont Mouchet avaient sans doute été fabriqués, au moins indirectement, grâce au STO...
Vers une doctrine de Résistance spirituelle
Car le nœud du problème est là. En présence des événements exceptionnels posés par la guerre mondiale, en présence d'un péril extrême pour les corps et les esprits des hommes, en présence de la brutalité destructrice du nazisme, les ripostes, les combats ne devaient-ils pas être exceptionnels ? Les crises exigent des comportements à la mesure du danger.
Tel est l'enjeu qu'eurent à gérer aussi les combattants sur les champs de bataille. Même les penseurs, les juristes, les chefs spirituels et les politiques avaient à mener un combat spirituel, qui n'est pas moins décisif. C'était déjà le problème soulevé par Albert Camus dans la tragédie Les justes, à propos du combat terroriste : "A-t-on le droit de tuer pour le bonheur de demain ?" - "Tu ne tueras point" proclamait déjà la voix divine au sommet du Sinaï - "Aimez-vous les uns les autres", lit-on dans l'Évangile.
En état de crise, que vaut cette insistance en faveur du respect de la vie d'autrui ?
C'est bien ce qui hantait les consciences des Résistants, lorsque parfois ils méditaient sur le sens de leur engagement. Ils attendaient des approbations publiques... Hélas ? On les entendit peu.
C'est pourquoi, du sein de la Résistance spirituelle, les voix clandestines ont été nombreuses pour apaiser les réticences, les doutes, qui furent le lot de bien des combattants et de tous les autres.
Parmi les Résistants, les hommes de qualité, de réflexion n'ont pas manqué ce rendez-vous avec leur conscience. Pour situer leur diversité, ne citons que quelques noms qui viennent s'ajouter à ceux d'évêques déjà cités. Chaillet, Varillon, de Lubac, Lemeur, Brückberger, Riquet, d'Estienne d'Orves, Kœnig, Leclerc, Mounier... s'attachèrent à donner un sens à la lutte armée.
Jacques Maritain, l'un des rares français gaullistes aux USA, échangea avec le général de Gaulle une correspondance vers 1942, où se dessine l'esprit de la France libre. En plein accord sur le nécessaire combat, tous les deux ne divergeront que sur une question politique d'avenir : la force de l'État dans la France de demain.
Autour du père de Lubac, du père Chaillet, du père Varillon, naquit une admirable publication : les Cahiers du Témoignage chrétien "France prends garde de perdre ton âme". Titres principaux : Notre combat, les Racistes, la Déportation, les exigences de la libération.
Ces cahiers ne furent pas les seuls à faire la quête d'un esprit. D'autres journaux clandestins précisaient avec force les motivations de la Résistance : Résistance, Combat. Et d'autres.
Des théologiens faisaient imprimer de petits fascicules très discrets mais d'une grande densité doctrinale, justifiant le combat sous toutes ses formes au regard de l'Évangile et de la tradition.
Des prédicateurs prenaient d'énormes risques en s'expriment virilement devant des foules infiltrées par la Gestapo.
Le 11 novembre 1942, au moment où les armées allemandes envahissent la zone libre, le père Bergougnoux, franciscain, prêche à Tulle : "Nos raisons de vivre valent plus que notre vie elle-même. Des chrétiens n'hésiteront pas à sacrifier leur vie pour défendre ces raisons de vivre."
Toute la Résistance spirituelle est contenue dans cette déclaration. Ajoutons qu'il est bien difficile de risquer sa vie sans risquer la vie des autres.
Le père Varillon, l'un des Jésuites des Cahiers du Témoignage chrétien, prêchant à Fourvière, cite Charles Péguy, pour fustiger les foules craintives et priantes qui l'écoutent : "Prier pour la Paix sans rien faire pour la gagner, ce n'est pas bien élevé."
Nombreux sont les exemples, mais volages sont les paroles, toujours est-il que peu à peu naît un regard nouveau sur les malheurs de la Patrie, qui, dépouillée matériellement, est ressentie comme une "pure spiritualité". Quant à l'ennemi, il est condamné, plus encore que par ses exactions, par son idéologie païenne, celle de la race des seigneurs, destructrice des âmes et vecteurs de haine.
En Touraine, où de nombreux prêtres résistent, cette manière de pensée s'est particulièrement développée.
Ainsi les esprits se préparaient-ils à entendre les voix puissantes d'un Saliège, d'un Théas, qui s'élevaient à propos des crises que nous avons signalées... ou les appels passionnés du général de Gaulle.
Il ne faudrait tout de même pas oublier les Réseaux de Résistance, ni certains maquis, où militèrent des hommes et des femmes de qualité, à la dimension de la technicité de leurs missions. La collecte et la transmission des renseignements demandaient d'être en permanence sur le qui-vive, non moins que la maintenance des maquis qui devaient préparer des missions de combat très élaborées. Les convictions de ces résistants-là, aux prises sur le terrain, se sont peut-être montrées plus spirituelles, que partout où les enjeux politiques étaient dominants.
C'est ainsi qu'au fil des mois et des événements se forgea ce qu'on pourrait appeler une "doctrine spirituelle de la Résistance française".
Y contribuèrent quelques grandes figures, quelques grandes plumes, quelques grandes voix : Edmond Michelet, Bernanos, le père Maydieu, d'Estienne d'Orves, Stanislas Fumet, Emmanuel Mounier, le père Fessard, Gilbert Dru, Maurice Schumann à la BBC, Delestraint.
Hors de la Métropole, on pourrait citer les pensées de bien des Français libres qui étaient, il est vrai, à l'abri des représailles éventuelles, quand ils n'étaient pas sur des champs de bataille.
Il apparaît donc qu'une véritable doctrine de la Résistance, de la Patrie, de la société future se soit forgée. Tout s'est passé, dans les esprits, comme si deux courants inverses s'y s'étaient rencontrés sur le terrain des faits : un courant descendant, hiérarchique, animé par quelque trop peu nombreux prélats ou chefs de file et un courant ascendant venu d'une base de plus en plus nombreuse, agissante et proclamante. Le père de Lubac reprendra cette idée force dans l'après-guerre théologique.
Heureusement, beaucoup de témoignages écrits ont été sauvegardés ; nous n'avons pas pu ici rendre compte de tout. Parus dans la clandestinité, ils ont été parfois réédités. Entre autres et en premier lieu les Cahiers du Témoignage Chrétien, nés à Lyon. Il en reste quatre livraisons traitant de l'âme de la France, de l'antisémitisme, de la déportation, de l'Alsace Lorraine, de l'avenir ouvert par l'espoir de la Libération.
Le père Beirnaert, dans un condensé, éclaire théologiquement les grands concepts patriotiques. L'abbé Guérin "publie" clandestinement Christianisme et Patrie. Il ose affirmer, lui, que la France est une personne, bousculant ainsi des concepts philosophiques bien arrêtés.
Le père Riquet, qui fut déporté à Dachau, a réuni plusieurs textes écrits et parfois publiés sous l'occupation, sous le titre Civisme du chrétien de France, édité en 1945. Ce livre constitue un véritable parcours historique et doctrinal du civisme chrétien, envisagé sous toutes ses formes. Il fait déboucher l'histoire de la France sur tous les aspects d'un civisme actif, vu à travers la foi chrétienne. Dans le contexte de la Résistance, il illustre avec clairvoyance et ardeur les vers de Charles Péguy, dont la pérennité ne peut nous échapper : "Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles, car elles sont le corps de la Cité de Dieu."
Conclusion
Assoupis par le rêve d'une paix durable, à l'abri des éruptions et des soubresauts du passé, les Français, assommés par la catastrophe de 1940, étaient prêts pour subir la servitude imposée par les plus forts. Les aspects spirituels de la Résistance ont fini par faire exploser ce marasme moral. La voix des Résistants allant en s'amplifiant, les réalités d'un combat multiforme, les sacrifices des héros, le courage de certaines prises de position ont réussi à réveiller pour un temps l'âme de la France et la préparer à sa Libération. Après la victoire, l'état de grâce fut de très courte durée.
La Résistance spirituelle, malgré ses faiblesses et l'attentisme des masses, a certes contribué, autant que les combats du terrain, à ressusciter les énergies morales des meilleurs. Pour combien de temps ? Qu'en est-il advenu de nos jours ?
Plus que jamais c'est l'esprit qui sauvera le monde.
Père Maurice Cordier
Juillet 1942 : c'est Drancy, c'est le Vel d'Hiv, pour 100 000 juifs. L'assemblée des cardinaux et archevêques de zone occupée demande au cardinal Suhard de protester auprès de Pétain.
20 août 1942 : ce sont les camps minables de Gurs, Noé et Récébédou. Le cardinal Saliège publie une lettre pastorale, un véritable cri de révolte, adressé à Dieu, à Notre Dame et à la France.
"Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine, qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits tiennent à la nature de l'homme ; ils viennent de Dieu. On peut les violer... Il n'est au pouvoir d'aucun mortel de les supprimer. Que des enfants, des familles, des hommes, des femmes, des pères et mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d'une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.
Pourquoi le droit d'asile dans nos églises n'existe-t-il plus, pourquoi sommes-nous des vaincus ? Seigneur, aie pitié de nous. Notre Dame, priez pour la France... France, Patrie bien aimée, France, qui porte dans les consciences de tous tes enfants, la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n'en doute pas, tu n'es pas responsable de ces horreurs."