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Le Réseau Alibi,
par Paul Cousseran

Pau est le berceau du réseau "Alibi", qui est né dans les circonstances suivantes : son fondateur, Georges Charraudeau, alias Chambon, alias Chobière, qui fut président des Amitiés de la Résistance, etc... et pour nous "Georges" simplement, avait déjà travaillé avant guerre pour les services français à Madrid. Il avait été chargé de plusieurs missions en Espagne, et lors de l'invasion de la France en 1940, ces services lui ont annoncé qu'il pourrait poursuivre son travail à partir de l'Espagne.

Georges Charraudeau avait été informé que les services de contre-espionnage allemands l'avaient repéré lors de ses missions à Madrid. Aussi décida-t-il le 22 juin de rejoindre l'Angleterre par la seule voie possible, I'Espagne. Le 24 au matin, il passait avec sa famille le poste frontière d'Irun. Il a alors rencontré un correspondant de l'Intelligence Service à Saint Sébastien, pour lui demander de l'aider à passer en Grande Bretagne. Cet agent l'a convaincu qu'il valait mieux continuer son action en France a partir de l'Espagne s'il le désirait.

Et c'est ainsi que le 1er juillet 1940, Georges décida de créer un réseau de renseignement qui serait dirigé de Madrid au départ. Mais c'était en France qu'il fallait revenir pour tisser la toile de ce réseau Le 10 juillet il repassait donc la frontière à Hendaye (contrôlée par les Allemands), recroquevillé dans la malle d'une voiture officielle battant pavillon espagnol et arborant une superbe plaque "CD". Le passage en zone libre à Orthez et le retour à Pau se fit dans une voiture munie d'un "ausweis". C'est ainsi que l'affaire a commencé.

Georges Charraudeau, après avoir rendu visite à sa famille restée à Pau et à ses amis, fit le tour de la zone libre en 40 jours avant de repasser une dernière fois en Espagne, légalement cette fois, par Canfranc (Henri Noguères, dans son Histoire de la Résistance, a rapporté quelques péripéties de son séjour en Espagne).

Les débuts du réseau furent assez dramatiques : ce fut l'affaire Kellner au cours de laquelle un poste émetteur fut saisi par la Gestapo, cinq agents arrêtés et fusillés au Mont-Valérien, et deux autres dont une femme, déportés en Allemagne. Après ce premier coup dur, Georges Charraudeau décida de mettre en place une organisation plus rigoureuse avec un cloisonnement plus strict et des mesures de secret plus efficaces.

Pour les liaisons avec Londres, Georges a pu établir un contact avec l'attaché naval des États-Unis à Vichy. Celui-ci devait pendant des mois lui assurer la couverture de la valise diplomatique US pour le transport du courrier, avant d'être mis sous surveillance, puis arrêté et interné en Allemagne lors du débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 42. Mais les courriers passaient aussi par l'Espagne. Entre l'automne 40 et 1942, le réseau a pu faire passer "légalement" - le mot est juste - par le Perthus, dix fausses valises diplomatiques dont les sacs contenaient courrier, fonds, postes émetteurs. Après l'occupation de la zone libre, et grâce à un cheminot, René Sagone, qui conduisait la motrice du train franchissant les Pyrénées à Canfranc, Georges Charraudeau réussissait à faire passer en France, de 42 à 43, le courrier et les fonds indispensables à la vie du réseau, avec l'aide du policier Maurice Pujole. Le 5 mai 42, il était contraint de regagner la France, et il le fit encore une fois grâce à son amitié avec un général espagnol, qui a pu retarder de 24 heures l'exécution d'un mandat d'amener lancé contre lui par les Espagnols sur la demande insistante des Allemands.

Charraudeau installa alors le PC du réseau au fin fond de l'Auvergne, où mon père organisa la logistique. Entre temps le recrutement dans les mouvements de Résistance et dans les réseaux s'était intensifié. Un événement important pour le réseau est survenu : le débarquement allié en Afrique du Nord. Un certain nombre d'officiers et sous-officiers qui étaient restés sous les drapeaux sont arrivés "sur le marché", disponibles pour l'action clandestine .Une partie devait rejoindre les Alliés via l'Espagne, l'autre a gagné les maquis et les corps francs, la dernière est entrée dans les groupes de renseignement et le réseau "Alibi" en a profité pleinement. C'est ainsi que le futur général Lallart qui devait devenir l'adjoint de Georges Charraudeau, avait rejoint le réseau "Alibi". Depuis la mort de G. Charraudeau, il est président de l'Amicale du Réseau.

Il faut préciser que le réseau "Maurice", créé en février 43 par le colonel Cavarrot et le futur sénateur Jean-Louis Vigier après l'arrestation du général Mollard, patron du réseau "CDL", a rejoint "Alibi". Il avait une intense activité sur toute la chaîne pyrénéenne, de la Méditerranée à l'Atlantique Il devait apporter à "Alibi" un concours inestimable.

Dans la Résistance, il y avait beaucoup d'organisations à vocations différentes (renseignement, action, noyautage, etc..) avec des aspects très variés suivant le terrain, suivant la mission, suivant les méthodes; bref, des groupes très variés mais complémentaires. Le réseau "Alibi" était un réseau de renseignement pur. Il comptait à la Libération 423 agents authentiques dûment enregistrés et immatriculés à Londres, travaillant pour le réseau, tantôt à plein temps pour le réseau (agents "P2") comme mon père et moi-même, tantôt en partie (agents "P1") et aussi un certain nombre d'agents occasionnels qui, sans être enregistrés rendaient de multiples services : "boîtes aux lettres", transport de courrier et de postes émetteurs. Le tout réparti en une vingtaine de sous-réseaux répartis sur le Territoire et équipés d'une quinzaine de postes émetteurs-récepteurs.

Il était composé exclusivement d'agents français, mais, du fait des circonstances de sa création, il n'appartenait ni aux FFL ni aux FFI. Il était directement rattaché à l'Intelligence Service britannique, que ce soit le MI 6,chargé de la recherche du renseignement, ou le MI 5,chargé de la contre-intelligence et du contre-espionnage. Il a été intégré au BCRA français après le Débarquement.

Quelles étaient les missions ? En premier lieu le renseignement militaire : ordre de bataille pour les trois armes, identification des unités, effectifs, déplacements, aérodromes, ateliers et usines, types de matériel. Un exemple : Pierre Lallart avait recruté deux pilotes d'essai français employés par les Allemands, dont un à Toulouse qui a fourni tous les plans du nouvel avion Heinkel 111, en construction à Francazal, ses qualités et ses défauts, le plan des usines. Étant seul à bord lors des essais, il a pu, en camouflant un appareil photo sous son pantalon, photographier les terrains, les usines en vue de leur bombardement, et il a même pu photographier le tout après le bombardements.

Autres exemples : pour connaître l'ordre de bataille allemand dans le Sud-Ouest, Pierre Lallart avait recruté le fournisseur attitré de l'intendance allemande en fruits et légumes, qui lui déposait deux fois par semaine dans une boîte à lettres la totalité des commandes pour huit départements du Sud-Ouest, le tonnage par unités, l'identification de celles-ci, le tampon, le secteur postal, etc. On pouvait en déduire l'ordre de bataille dans toute la zone. J'ai agi de même dans le Sud-Est lorsqu'au cours de l'été 1943 j'ai tenté d'organiser un système d'écoutes sur les lignes téléphoniques à grande distance, par lesquelles les Allemands passaient (en clair) leurs commandes d'intendance.

"Alibi" faisait aussi du renseignement sur l'industrie et les transports. Nous avions un certain nombre d'agents de la SNCF, la plupart de rang modeste, qui relevaient sur les trains l'origine, la destination, le chargement, par exemple le nombre de chars ou de véhicules et le "logo" d'identification de leur unité. Les municipalités et les fonctionnaires nous fournissaient, tantôt des "vrais papiers", tantôt des spécimens de cartes ou de tickets de rationnement, dont Londres réalisait de "vraies" copies.

Renseignement politique : le réseau avait recruté un certain nombre de policiers. Le renseignement politique pouvait être précieux. C'est ainsi que Georges Charraudeau, qui avait des contacts au sein du gouvernement de Vichy, a pu se procurer et envoyer à Londres copie de toute une correspondance entre Pétain et Hitler, entre Otto Abetz et Laval. Il y avait ainsi des agents doubles dont le concours était très précieux.

"Alibi" avait enfin un petit service de contre-espionnage, pour surveiller les Allemands, les collaborateurs, les personnes travaillant pour les Allemands, ou les résistants "retournés" par la Gestapo après leur arrestation et devenus dangereux.

Le réseau a bénéficié d'excellents moyens de liaison, d'excellents postes émetteurs, avec des opérateurs dévoués et courageux qui travaillaient en morse en chiffré. Dès le début Georges Charraudeau a organisé un système de transport terrestre, à travers la frontière espagnole. Il avait d'excellents passeurs, et le courrier passait ainsi vers Madrid et vers Londres. Ensuite ont eu lieu les premiers parachutages, voie très pratique mais à sens unique. "Alibi" doit le premier parachutage à des contacts que Pierre Lallart avait avec les équipes du réseau "Buckmaster", réseau d'action, et notamment avec M. Southgate, un agent anglais qui avait des contacts avec le colonel Gaspard (chef des F.F.I. R6-Auvergne), et qui était alors dans la région de Toulouse. Il a prêté un de ses adjoints pour le premier parachutage, parce qu'il fallait un certain entraînement pour le marquage du terrain, pour la réception des containers.

Au bout d'un certain temps, les techniques se sont améliorées, et les Anglais ont utilisé les "Lysander", des petits avions monomoteurs légers qui atterrissaient et redécollaient sur des terrains très courts, ou qui pouvaient, sans se poser avec un système de crochets, ramasser un sac de courrier accroché entre deux mâts. Mais ce n'était pas encore parfait, et en novembre 43, Georges Charraudeau s'est rendu en Angleterre, y a séjourné un mois, et a parlé aux Anglais de l'intérêt d'établir des liaisons maritimes, qui permettraient de transférer des quantités plus importantes de colis et de matériels.

Car il arrivait que nos amis anglais demandent des choses assez volumineuses. Par exemple, ils ont commandé, une fois, le jeu complet des cartes d'état-major couvrant le territoire français... Heureusement le réseau avait un contact avec le directeur de l'Institut géographique national, un officier reconverti, qui éditait ces cartes.

Georges Charraudeau avait suggéré l'utilisation des sous-marins aux Anglais qui n'étaient pas très chauds (les sous-marins nécessitaient une connaissance très précise des fonds marins). Ils préféraient à juste titre les vedettes rapides, qui étaient d'un usage plus discret, et plus facile. Il est donc rentré fin 43 en France avec pour mission de faire exécuter des reconnaissances sur les sites utilisables et de faire des propositions sérieuses. La préférence de Pierre Lallart et de Georges Charraudeau allait à l'Ile Grande, en Bretagne. Il y avait pas mal d'Allemands, mais il y avait de secteurs situés dans des "angles morts" et où l'on était hors de la vue des Allemands. Londres a fait faire un certain nombre de photos aériennes en plein jour, à différentes heures de la marée, et l'accord a finalement été donné. Nous étions en janvier 1944. La première opération devait avoir lieu autour du 15 février 1944. Tentée en présence de Georges Charraudeau, elle a échoué. Il faisait un très gros temps, et la vedette a fait demi-tour. Les Anglais ont rapidement annoncé par radio (avis confirmé par un "message personnel" de la BBC) qu'une nouvelle date serait choisie.

Quand Georges Charraudeau est rentré en France il s'est rendu d'urgence à Paris pour participer au montage de l'opération "Jéricho" (libération des 400 détenus de la prison d'Amiens). Les frères Ponchardier, (un amiral et un auteur de romans policiers) avaient monté le réseau "Sosie" sous l'autorité du colonel Groussard, ancien du 2e bureau français, qui avait quitté Vichy pour se baser en Suisse. Ils avaient des contacts avec Georges qui les avait dépannés, comme bien d'autres, pour les liaisons radio. Ils avaient eu plusieurs agents fusillés et plusieurs autres étaient incarcérés à Amiens. Or on annonçait pour le 22 février un grand "nettoyage" à cette prison. Les frères Ponchardier qui se heurtaient aux réticences de Londres pour monter l'opération qui consistait à bombarder le mur d'enceinte et la porte d'entrée, ont demandé l'appui de Georges.

Son intervention a été décisive : les Anglais ont demandé un rapport et après une reconnaissance sur place par un de nos agents, Londres a accepté de bombarder la prison à basse altitude. Tous les messages reçus et envoyés à cette occasion sont partis de l'Ile Grande où une vedette anglaise a réalisé le 23 février un premier rendez-vous.

Il y a eu ensuite une série d'opérations, réussies pour la plupart.(notre sous-réseau "BO Bretagne", centré au départ sur les rendez-vous côtiers, était devenu entre-temps un réseau important avec des ramifications dans toute la Bretagne). La dernière liaison a eu lieu le 24 mai, onze jours avant le débarquement, et elle s'est bien passée, après que Pierre Lallart ait échappé de justesse à une souricière. Le major Thomas, officier traitant du réseau à Londres était présent dans le "zodiac" anglais.

C'est par lui que Lallart a appris l'imminence du débarquement : nos amis lui indiquant que tout devenait très dur, qu'il y avait de la casse dans les réseaux, que la Résistance ne pourrait tenir longtemps, le major Thomas répondit avec son accent inimitable : "My dear, je puis vous dire confidentiellement, que ce sera avant neuf ou dix jours. Dans ce paquet, vous trouverez une liasse de billets de 1000 francs imprimés chez nous mais très bien faits. Vous verrez qu'il manque à chacun un coin qui est coupé. Ces coins sont dans nos coffres à Londres. Vous distribuerez les billets à vos agents en contact avec la première ligne alliée. il leur suffira de montrer le billet, ils seront immédiatement identifiés par liaison radio avec Londres. Quant à vous, vous devez repartir dans le Sud-Ouest pour y observer tous les mouvements de troupes."

Au débarquement, la mission du réseau était terminée. Il avait eu le temps d'organiser avec les Anglais un important parachutage d'armes sur le Mont Mouchet, parachutage qui hélas ne sauva pas les résistants assiégés. Le dernier parachutage eut lieu en "terre libérée" en Auvergne, pendant l'été 44.

Au total, sur quelques 400 agents et correspondants, 28 membres du Réseau ont été fusillés ou sont morts en déportation. Trois déportés sont revenus, dont Jean Jonquet, Max Œsch et moi-même.

Paul Cousseran
Ancien préfet
Membre du Conseil d'administration des Amitiés de la Résistance


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